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du plus profond dédain, ne peut comprendre qu’on fasse quelque cas des écrivains de notre pays, et, comme il s’agit de proverbes, il s’empresse de donner son opinion sur M. Alfred de Musset, qu’il déclare un esprit parfaitement médiocre, et sur le Caprice, — pure fadaise qui ne mérite aucune attention. « Vous l’avez donc lu? lui demande-t-on. — Moi! l’avoir lu!,., à Dieu ne plaise! Je ne l’ai lu ni ne le lirai certainement jamais, et je vous engage fort à faire comme moi... » Le rôle de ce personnage est on ne peut mieux posé, on le voit. Il se soutient à mer- veille, et répand une folle gaieté sur toute la pièce de M. Solohoupe.

Une idée commune relie entre elles les œuvres que nous venons d’analyser, l’idée de réaliser sans exagération l’alliance de l’esprit aristocratique et de l’esprit populaire, de faire une juste part dans le mouvement intellectuel de la Russie aux influences étrangères comme aux influences nationales. M. Solohoupe prend à la noblesse russe ses instincts littéraires les plus délicats, et à l’école de Gogol, aux romanciers des classes moyennes, leur vigoureux esprit d’analyse, leur ferme et intelligent patriotisme. Il compose ainsi des œuvres où les ambitions de la Russie nouvelle et les croyances de la vieille Russie se mêlent et se tempèrent les unes par les autres. Un esprit doué d’un tact supérieur et d’un goût exquis pouvait seul opérer cette conciliation difficile entre des tendances qui, chez la plupart des écrivains russes, sont encore à l’état de lutte et de manifestations isolées.

Ce rôle de modérateur, de conciliateur, est celui qui convient le mieux aujourd’hui à l’aristocratie russe dans le mouvement littéraire de son pays. Autrefois elle a eu l’initiative de ce mouvement, aujourd’hui elle peut encore en revendiquer la direction. La tradition des Kantemir[1], des Griboedoff[2], qui savaient marier le culte des lettres avec les devoirs de leur haute position, se continue dignement par le comte Solohoupe et le prince Odoevsky, dont l’exemple trouve plus d’un noble imitateur. Ce travail de l’esprit russe en quête de son originalité, que le tzar Nicolas est le premier à encourager, remonte aux temps les plus brillans de la noblesse moscovite, aux temps où Catherine Il faisait de sa cour un centre intellectuel justement célèbre dans l’Europe entière. Jusqu’à l’époque de Catherine, par exemple, les annales de l’empire étaient demeurées comme un secret d’état que personne n’eût osé consulter publiquement; l’impératrice voulut et ordonna que l’histoire de Russie fût ouverte à tous et fût enseignée dans

  1. Le prince Démétrius Kantemir, hospodar de Valachie, s’était fait nationaliser russe avec toute sa famille. Antiochus Kantemir, celui dont il est ici question, partagea entre la littérature et les affaires publiques l’activité d’un esprit fortifié par de sévères études. Il était ministre plénipotentiaire de Russie à la cour de France, lorsqu’il mourut d’une hydropisie de poitrine en 1744. Il avait trente-quatre ans.
  2. Griboedoff mourut assassiné à la cour de Perse, où il représentait son gouvernement.