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les écoles. Lomonosoff, le grand poète de ce temps, qui était aussi un grand prosateur, put dès-lors composer le premier ouvrage élémentaire d’histoire nationale, et de nombreux écrivains marchèrent sur ses traces. Catherine II, tout en gardant de vives sympathies pour notre littérature, avait trop d’esprit pour y chercher les principes des institutions de son pays; elle chercha ces principes au cœur même de la Russie, et, après les avoir indiqués à ses successeurs, elle leur laissa le soin de les développer. Aujourd’hui l’œuvre est près d’être accomplie. La noblesse russe ne se borne plus à initier son pays aux civilisations étrangères, elle travaille au développement et au maintien d’une civilisation d’origine nationale. Grâce au rapprochement qui s’opère ainsi entre l’aristocratie et les écrivains de l’école nationale, la Russie fait chaque jour des pas plus rapides vers l’unité intellectuelle, et sa littérature, qui compte à peine quelques années d’existence, peut aspirer déjà à de brillantes destinées; car, dégagée désormais de l’imitation étrangère, qui étouffe toute spontanéité, elle est entrée dans son véritable courant, le courant moscovite. Ce fait, qui nous paraît incontestable, peut être considéré comme l’indice de l’émancipation intellectuelle de la Russie, émancipation dont l’initiative est venue d’en haut, comme toute initiative d’intérêt public et national dans cet empire.

Il était impossible sans doute qu’une nation comme la Russie posât ses bases sociales, établît ses institutions politiques, entrât dans la grande famille de l’Europe civilisée, sans éprouver le besoin de donner à sa littérature le cachet de sa propre individualité; il était impossible, d’un autre côté, que cette littérature ne devînt pas un jour le reflet des idées, des mœurs, du caractère public, qu’elle ne devînt pas au sein de cette nation un nouvel instrument de force morale et politique; mais, si cette grande transformation ne se fût opérée que par la force des choses, elle eût été lente et tardive. Heureusement pour la Russie, les circonstances ont merveilleusement favorisé son émancipation intellectuelle; ses princes mêmes ont été les premiers à la soutenir, à l’encourager dans ses efforts pour se créer une littérature. Maintenant que cette littérature est devenue l’expression la plus vraie de tout ce qui constitue la société moscovite, on se demande vers quelle œuvre nouvelle la Russie va diriger son activité. cette œuvre, les préoccupations de ses écrivains, de ses poètes, de ses romanciers, nous la feraient pressentir, si l’initiative du tzar lui-même ne nous l’avait indiquée : c’est l’émancipation des hommes de la terre, émancipation que de sages mesures ont déjà commencée, et dont l’accomplissement définitif couronnerait dignement le règne de l’empereur Nicolas.


CHARLES DE SAINT-JULIEN.