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qu’il a ressenti, ses colères, son indignation, ses souffrances, et, à ne considérer que ces récits souvent très vifs et ces tableaux ordinairement très réels, on pourrait croire que l’esprit révolutionnaire est bien plus vigoureux en Angleterre qu’en France. Cependant il n’en est rien : qu’on ne s’y trompe pas, il y a bien moins de danger à exprimer ses sentimens personnels, quelque exagérés qu’ils soient, qu’à construire des théories cauteleuses et à nourrir des rêveries toutes scientifiques et abstraites en apparence. La colère, la haine même, rentrent au moins dans la nature de l’homme : elles ne sortent pas de la réalité, elles s’y mêlent, et par conséquent sont capables de s’y modifier; mais les chimères n’ont rien à démêler avec la réalité : elles n’ont point de cœur et d’entrailles, elles ne versent pas de larmes, mais en font verser; elles ne résultent point de la souffrance, mais l’engendrent. Les chimères donnent aux passions une opiniâtreté, une fixité que les plus grandes douleurs ne leur donneraient pas; la colère s’apaise et peut céder, une utopie n’a jamais connu ni appelé les transactions. Entre un homme passionné et un utopiste, il y a la même différence qu’entre un homme accablé par le malheur et maudissant le sort, mais tout prêt à oublier le passé si la fatalité vient à s’apaiser pour un instant, et un fou qui remplit sa cellule de malédictions et de cris en vertu d’une idée fixe. Ainsi cette littérature démocratique, toute violente qu’elle soit, a bien moins de dangers que notre littérature socialiste même la plus modérée : elle est un avertissement pour la société, mais elle n’est pas, comme la nôtre, un redoutable mémorandum.

Un autre fait très curieux qui se produit au sujet des doctrines démocratiques en Angleterre, c’est l’empressement avec lequel tous les partis se sont emparés des questions relatives aux classes populaires et se sont efforcés de les attirer à eux et de les résoudre dans le sens de leurs opinions. Chaque parti les attire à lui pour s’en faire un instrument contre ses adversaires, les tories contre les radicaux, les radicaux contre les tories. Nous avons suivi une marche contraire, nous avons laissé ces terribles questions entre les mains des utopistes et des démagogues; c’est peut-être un tort et plus encore : sous prétexte de prudence, c’est une imprudence. Cet empressement à s’emparer des questions nouvelles est moins dangereux que notre résistance, car au fond il est appuyé sur un instinct de défense énergique. Il indique que les classes et les partis qui composent la société anglaise et le monde politique sont bien décidés à ne pas se laisser abattre, à profiter de tout ce qui peut leur être utile, à se prolonger et à se perpétuer. Il implique donc une pensée de conservation et des instincts de défense; singulièrement vivaces. Les Anglais se jettent hardiment au milieu du chaos des faits : ils savent bien que la vie humaine est un combat et la vie politique une bataille; ils ont l’audace de chercher à