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occupe dès à présent et gardera sans doute une place glorieuse dans l’histoire de l’art français ; car ses compositions, sans être nombreuses, nous ont donné la mesure de ses facultés. Il n’a épargné ni temps ni veilles pour exprimer complètement sa pensée, et peu d’hommes parmi nous peuvent se vanter d’un tel courage, d’une telle persévérance. Son passage a été marqué par une action salutaire ; car il a soutenu le culte de la beauté, le culte des lignes harmonieuses contre ceux qui voulaient réduire la peinture à l’imitation de la pantomime et ne tenir aucun compte des leçons du passé. Sans accepter dans toute sa rigueur la doctrine qu’il professe depuis un demi-siècle, je crois fermement qu’il a servi les intérêts de l’art par l’énergie, par l’exagération même de sa volonté. Il n’a jamais fléchi, jamais varié. Ce qu’il rêvait, ce qu’il souhaitait il y a cinquante ans, il le souhaite, il l’enseigne encore aujourd’hui, La beauté conçue selon les données de Phidias et de Raphaël, voilà le but de son enseignement. Est-il possible d’en marquer un plus noble et plus glorieux dans le domaine esthétique ?

Qu’il ait méconnu Titien et Rubens, je ne songe pas à le contester ; mais je le remercie d’avoir persévéré dans la voie qu’il avait choisie et d’avoir entraîné sur ses traces plus d’un esprit ingénieux qui, faute d’un guide sûr, se serait fourvoyé. Ceux mêmes qui n’acceptent pas, qui n’appliquent pas sa doctrine, sont obligés de reconnaître l’élévation de ses principes. Si cette doctrine en effet ne contient pas la peinture tout entière, il faut bien avouer qu’elle renferme une des parties les plus difficiles de l’art, et peut-être la seule qui se puisse enseigner ; car le maître peut guider la main, et ne peut indiquer la vraie couleur du modèle à l’œil qui ne sait pas voir. M. Ingres a-t-il réussi à s’absorber dans le chef de l’école romaine ? L’analyse de ses œuvres répond à cette question. Dans la peinture chrétienne comme dans la peinture païenne, il n’a pu abdiquer l’indépendance de sa pensée. Il avait beau s’humilier, s’agenouiller devant le maître : sa pensée personnelle prenait possession de la toile et menait son pinceau hors des lignes déjà tracées. Il voulait recommencer le passé, vivre d’une vie qui ne fût pas la sienne, et sa pensée le ramenait malgré lui dans le présent. C’est un étrange spectacle et qui pourtant s’est déjà présenté plus d’une fois. M. Ingres n’est pas le premier qui, dans le domaine de l’art, ait voulu rebrousser chemin au lieu de marcher en avant ; mais un tel projet ne peut s’accomplir, lorsqu’il est conçu par un esprit capable de vivre par lui-même. Il n’est permis qu’aux esprits médiocres de s’absorber dans le passé : c’est pourquoi M. Ingres, malgré sa ferme volonté de suivre pas à pas le chef de l’école romaine, n’a pas réussi dans son entreprise. En dépit de sa docilité, il est demeuré lui-même, et cet échec glorieux n’était pas difficile à prévoir.


GUSTAVE PLANCHE.