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le moins du monde la contrarier; bien plus, une circonstance inattendue et tout-à-fait piquante allait donner la mesure de ce dont cette étonnante goélette est capable. Au moment où elle avait dépassé les Needles, aux applaudissemens d’une foule nombreuse accourue des différens villages de la cote sur ce point décisif, et qu’elle mettait le cap au nord, sûre désormais de la victoire (car à ce moment le yacht le plus rapproché paraissait à plus de sept milles et demi en arrière), elle aperçut tout à coup, à deux milles devant elle, un cutter faisant force de voiles vers Cowes : c’était le Wildfire, qui n’était pas engagé dans la course, mais s’amusait à la suivre. Le prendre pour un concurrent qui lui aurait échappé. lui donner la chasse et le rattraper fut pour l’America l’affaire d’un instant; en moins de rien, le Wildftre était dépassé et distancé. Je remarquai à ce moment que les farouches républicains de l’Amérique du Nord savaient, quand il y avait lieu, se comporter en parfaits courtisans, car, en arrivant à la hauteur du bateau à vapeur où se trouvait la reine, tout l’équipage de la goélette se découvrit, poussa trois acclamations, et amena galamment son pavillon. « C’est, remarquait plaisamment quelqu’un auprès de moi, comme un jockey qui, dans une course, en passant devant la reine, lui ôterait sa casquette. »

Enfin, à huit heures trente-sept minutes, l’America atteignait le but et était proclamée victorieuse. Il paraît que les Anglais n’ont pas de rancune, car, au signal du coup de canon d’arrivée, les applaudissemens des équipages de tous les bâtimens en rade, joints à ceux de la plage, saluèrent joyeusement la défaite de l’Angleterre. Cependant, depuis les Needles, Aurora avait insensiblement regagné le terrain perdu, dételle façon que ce brave petit cutter arriva encore le second. dix minutes après la goélette américaine. Le vent était tellement tombé, que je vis le moment où les yachts ne pourraient plus avancer du tout. Quant au reste de l’escadrille, il n’en était pas question; aussi lord Wilton proclama-t-il l’America première, Aurora seconde, les treize autres nulle part.

Je me féliciterai toute ma vie d’avoir assisté à cette mémorable course, qu’on peut considérer comme un événement dans l’histoire de la navigation du monde, tant le succès du schooner américain a renversé tous les usages du yacht building. Il fallait voir les plus célèbres amateurs, et même leurs ladies, se presser à bord du clipper le lendemain, examiner une à une toutes les parties de son gréement, en admirer la simplicité, reconnaître l’avantage de la forme concave de sa coque, rendre justice à l’extrême propreté de ce joli navire, à la manière habile dont il avait été manœuvré et commandé, et s’avouer enfin battus de la meilleure grâce du monde. Le soir, vainqueurs et vaincus soupaient ensemble, ce qui fournissait à M. Lawrence,