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crises suprêmes au seul grand nom qui lui soit familier, il avait commis une inconséquence, un contre-sens : l’historien de la restauration veut éclairer le peuple français, — et il lui jette en pâture une caricature de son idole !

Le romanesque occupe une grande place dans les récits historiques de l’auteur des Girondins ; il communique aux événemens et aux personnages quelque chose d’inconsistant et de spécieux qui abaisse l’histoire en la dénaturant. Le romanesque du moins, dira-t-on, n’est point de trop dans le roman. Ceci est peut-être une question encore. Il y a le roman que je veux appeler vrai, parce que ce qu’il y a de fiction, loin de violer la vérité humaine, la reflète et la continue, parce qu’il offre la mesure juste et variée des combinaisons possibles de la nature morale, et il y a le roman que j’appellerai purement romanesque, parce que tout y est artificiel, les caractères comme l’action, la portion observée comme la portion imaginée. M. de Lamartine, en dépeignant dans Raphaël la nature merveilleuse et rare de son héros, fait de lui un être doué des facultés les plus contraires, qui aurait pu devenir le peintre de la vierge de Foligno ou César, Caton ou Tasse, Job ou Shakspeare, Démosthènes ou Byron : c’est là ce que j’appelle le romanesque dans le roman ; c’est la combinaison impossible d’élémens que la nature se refuse à réunir ; c’est l’idéal factice, la réalité devenue un rêve. Ceci est plus sensible encore dans des récits qui ont, comme le Tailleur de pierres de Saint-Point, l’ambition de reproduire la vie populaire, où la réalité est bien plus arrêtée et plus tranchée.

Je ne veux point trop analyser le Tailleur de pierres. Il y a assurément dans l’œuvre de M. de Lamartine des descriptions prestigieuses, des parties pleines d’émotion et de charme, sans être d’une nouveauté singulière. Il y a parfois quelque chose de touchant dans le dévouement mâle et obscur du tailleur de pierres, Claude des Huttes, qui, amoureux d’une jeune fille et observant l’amour d’un de ses frères aveugle pour la même personne, quitte les montagnes du Mâconnais pour laisser Denise se faire paisiblement l’ange du malheureux privé de la vue ; mais c’est l’élément principal du roman qui est faux. Pour tout dire, Claude des Huttes est trop de la connaissance et du voisinage de M. de Lamartine à Saint-Point. Que le pauvre tailleur de pierres, exalté par la souffrance intérieure et retiré dans la montagne, conçoive l’idée de refuser son travail aux riches qui le paieraient pour se consacrer tout entier aux pauvres comme lui, dont il n’accepte ni salaire ni secours, — là n’est point l’extraordinaire, bien que je trouve beaucoup de subtilité dans le fait d’un homme qui meurt finalement de besoin, en refusant un bouillon que de pauvres gens viennent lui offrir. Là où l’observation réelle cesse, là où le vrai disparait, c’est lorsque l’auteur fait de son héros une sorte de type épuré de sanctification populaire, une espèce d’oracle d’une religion que je soupçonne fort être celle de M. de Lamartine lui-même, non que je connaisse le symbole religieux de M. de Lamartine ; mais je retrouve dans les paroles du tailleur de pierres les mêmes ardeurs vagues, le même amour de l’infini, des azurs flottans, des saintes psalmodies des vents, des échos sonores, les mêmes communions avec les oiseaux, les vallées, les montagnes et tout ce qui vit, les mêmes invocations au Dieu universel, que dans les trop nombreuses professions de foi de l’auteur de la Chute d’un Ange. Quand le pauvre Claude des Huttes, dans ses dialogues avec M. de Lamartine, dit en parlant de Dieu : « Je le vois comme un cadran mar-