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pensées. On se rappelle, entre autres, ces beaux vers du premier acte, si bien faits pour donner à réfléchir à celle qui les écoutait : « Aimons! Il n’est point de trêve avec les années; la vie humaine s’écoule et disparaît. Aimons! le soleil meurt et renaît; mais nous, nous fermerons bientôt les yeux à sa lumière, et notre sommeil durera une éternelle nuit.» Lucrèce, âgée alors de près de quarante ans, sentait peut-être qu’elle n’avait pas de temps à perdre pour mettre le conseil à profit : elle ne tarda pas à le suivre assez ouvertement pour que le Tasse et François-Marie n’eussent, chacun en ce qui les concernait, aucun doute sur l’état du cœur de la princesse; mais ils s’en émurent inégalement. Occupé ailleurs, l’un répondit avec une extrême réserve à la bienveillance au moins empressée qu’on lui témoignait, et se contenta de célébrer dans des sonnets plutôt galans que tendres « les charmes mûris surpassant en beauté les espérances du jeune printemps; » l’autre enjoignit à sa femme d’observer plus de retenue, sous peine de se voir renvoyer à son frère. Une telle menace n’était pas de nature à effrayer beaucoup Lucrèce : le Tasse allait retourner à Ferrare, et celle-ci, sûre de l’y retrouver, sollicita elle-même une séparation à laquelle le prince se hâta de consentir. Elle partit donc et n’essaya même pas, lorsque la mort de Guidobaldo l’eut faite duchesse d’Urbin, de revenir prendre auprès de son époux le haut rang qu’elle avait autrefois si ardemment désiré. De son côté, le nouveau duc était loin de songer à un rapprochement, et il ne paraît pas que, pendant les vingt années qui précédèrent la mort de Lucrèce, il se soit plaint le moins du monde de son propre isolement. Le journal sur lequel il inscrivait soigneusement ses réflexions et jusqu’aux actes les moins importans de sa vie ne contiendrait rien, à compter de l’époque de la séparation, qui de près ou de loin se rattachât au souvenir de l’exilée, si l’on n’y lisait, à la date de 1598, ces lignes écrites en forme de simple memento : « 14 février. J’envoie l’abbé Brunetti à Ferrare pour visiter la duchesse ma femme, malade depuis quelques jours. — 15 février. J’apprends que Mme Lucrèce d’Este, duchesse d’Urbin, ma femme, est morte dans la nuit du 11. — 19 février. L’abbé Brunetti revient de Ferrare. »

Le Tasse, au contraire, ne cessa jamais d’être pour son ami d’enfance l’objet de la plus vive sollicitude. Le trouble qu’il avait involontairement jeté dans le palais ducal n’altéra que fort peu son intimité avec le duc, et nullement le zèle de celui-ci pour la gloire de l’auteur de la Jérusalem. On sait que ce poème ne reçut pas, à son apparition, l’accueil qu’il méritait, et que le Tasse engagea, pour se défendre, une ardente polémique avec ses ennemis : François-Marie le secourut alors de la double influence qu’il devait à son titre de prince et à sa réputation de connaisseur. Initié par le poète lui-même au secret de ses travaux, il avait vu s’achever à Castel-Durante le chef-d’œuvre