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De retour à mon hôtel, j’y fis un dîner beaucoup meilleur que je ne l’espérais. L’hôtelier, ayant su que j’avais des relations avec M. Dalla-Costa, m’annonça, en souriant d’un air de satisfaction, que mon dîner était servi. Je fus surpris en effet de rencontrer une bonne table avec une cuisine française ; tout cela était tellement en contradiction avec ses logemens espagnols, que je lui en demandai l’explication. Alors il me raconta qu’il était un protégé de M. Dalla-Costa, qui lui avait fait apprendre sa profession à Paris, et qu’il avait été quinze ans à son service ; mais ce que je ne pus lui faire comprendre, c’est qu’on dort mieux dans une chambre propre que dans une chambre mal tenue. Il me répondit : — C’est l’habitude des gens de ce pays ; ils n’y font pas attention ; il est donc bien inutile de prendre une peine sans résultat.

Le lendemain, toutes mes affaires étant terminées à l’heure du dîner, je me rendis chez M. Dalla-Costa, qui m’avait offert sa table pendant mon séjour à Angostura. En vingt-quatre heures, je me trouvais avoir échangé la vie, le sable et le soleil des déserts contre la civilisation parisienne : une maison de belle apparence, de grands salons meublés avec goût, de bonnes et moelleuses causeuses autour d’une table ronde, sur laquelle je trouvais les journaux d’Europe et des États-Unis, et, mieux que cela, une réception cordiale et digne, avec toute l’amabilité française et le ton de la bonne éducation. La veille, j’étais dans un désert ; le lendemain, je devais rentrer dans un désert : aussi n’en goûtai-je que mieux un jour de repos dans une oasis civilisée. Il y a dans de tels contrastes un charme qu’on n’oublie pas ; pour l’homme surtout dont la vie se passe dans les déserts de l’Amérique, un dîner qui rappelle la civilisation européenne devient un fait rare et digne d’être noté. C’est ainsi que je me rappelle quelques soirées passées chez lord Harris, gouverneur de la Trinidad ; chez sir D. Wilson, chargé d’affaires d’Angleterre, et chez M. David, chargé d’affaires de France à Caracas ; chez M. Dalla-Costa à Angostura. J’ai assisté à beaucoup d’autres réunions du pays ; mais, il faut bien le reconnaître, rien ne ressemblait au luxe et à la dignité naturelle de l’Anglais, ni à l’affabilité et à l’amabilité du Français ; les Espagnols donnent des noces de Gamache, les Français et les Anglais savent seuls donner des dîners.

J’avais frété une goélette pour descendre l’Orénoque jusqu’à Puerto de Tablas, qui se trouve à l’embouchure de la rivière Caroni, environ à cent kilomètres au-dessous d’Angostura. J’épargnais ainsi à mon escorte quatre jours de marche dans les sables de la province de la Guyane et le passage de la rivière Caroni. J’étais arrivé le 2 janvier, et je m’embarquais le 5, avec mes hommes et nos montures, dans le bateau que j’avais frété. Trente-six heures plus tard, nous débarquions à Puerto de Tablas. J’avais eu suffisamment de temps pour me faire une idée de l’importance de l’Orénoque.

Ce fleuve a un cours de quatre cents lieues, se dirigeant d’abord, de l’est à l’ouest, jusqu’à San-Fernando de Atabapo ; ensuite, du sud au nord, jusqu’à sa rencontre avec l’Apure, et de là, de l’est à l’ouest, jusqu’à son embouchure. Il est navigable jusqu’à cent kilomètres au-dessus de la Esmeralda, présente au-dessous de la Esmeralda le singulier phénomène de partager ses eaux en deux branches navigables, l’une qui conserve son nom, l’autre qui prend celui de Quasiquiare, et va verser ses eaux dans la Rivière Noire (Rio Negro), un des grands tributaires de la rivière des Amazones. Ce phénomène, unique dans la nature, mais renouvelé par les travaux de canalisation, permet de partir