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« — Non, petite maman, je suis dans une autre partie. Dites-moi donc, il est bien mort du monde chez vous ?

« — Hélas ! mon petit père, dix-huit hommes, dit la vieille dame en soupirant. Et de si braves gens ! Tous gens de métier. C’est vrai qu’il m’est venu des enfans. Mais qu’est-ce que cela fait ?… On vous fait un compte… l’assesseur arrive. Faut payer, qu’il dit ; oui, payer pour les âmes. Un homme vous meurt. Bon, vous payez toujours comme s’il était vivant. Tenez, pas plus tard que la semaine passée, voilà mon maréchal qui se brûle. Un garçon si habile, et qui entendait la serrurerie encore !

« — Vous avez eu un incendie ?

« — Le bon Dieu nous en préserve ! Un incendie ! c’est encore pire. Il s’est brûlé, mon cher papa. C’est, en dedans de lui, je ne sais quoi qui s’est allumé ? Il buvait toujours. Il est sorti de lui comme une petite flamme bleue… Et il se consumait, se consumait… Il noircissait comme un charbon… Un maréchal qui était si habile ! Et maintenant comment sortir de chez moi ?… Comment faire pour ferrer les chevaux ?

« — Que voulez-vous, ma petite mère ? dit Tchilchikof en soupirant. C’est la volonté de Dieu ! Il n’y a rien à dire contre la sagesse de la Providence… Dites donc, Nastasie Petrovna, si vous me les cédiez ?

« — Quoi donc, papa ?

« — Ceux-là qui sont morts.

« — Et comment vous les céder ?

« — Rien de plus simple. Vendez-les-moi, si vous voulez ; je vous en donnerai de l’argent.

« — Comment ! que me dites-vous là ? Est-ce que par hasard vous voudriez les déterrer ?

Tchitchikof s’aperçut que la vieille dame était lente à comprendre, et qu’il fallait lui mettre les points sur les i. En quelques mots, il lui expliqua que le marché qu’il voulait faire avec elle n’aurait lieu que sur le papier, et que les paysans seraient censés bien vivans.

« — Eh bien alors, qu’en veux-tu donc faire ? lui demanda-t-elle en ouvrant de grands yeux.

« — Oh ! cela me regarde,

« — Mais puisqu’ils sont morts !

« — Et qui est-ce qui vous dit qu’ils sont vivans ? C’est un malheur pour vous qu’ils soient morts, n’est-ce pas ? Vous payez l’impôt pour eux. Eh bien ! moi, je vous débarrasse du tracas et des frais… Comprenez-vous ? Non-seulement je vous en débarrasse, mais je vous donne par-dessus le marché 15 roubles. Est-ce clair cela ?

« — Je… ne… sais… pas… trop, dit la vieille dame, s’arrêtant pour réfléchir. Je n’ai pas encore vendu de morts, et…

« — En effet, ce serait drôle si vous en aviez déjà vendu. Croyez-vous donc qu’il y ait à cela grand profit ?

« — Quant à cela, je ne saurais dire… Profit… je ne sais pas trop… Ce qui fait l’embarras, c’est qu’ils sont morts.

« Elle a la tête dure, se dit Tchitchikof. — Écoutez-moi, petite maman. Faites bien attention. Vous payez comme s’ils étaient vivans… vous vous ruinez…