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dont le monde s’est fait, vous me faites dresser les cheveux sur la tête. »

Chaque fonctionnaire ayant été admonesté de la sorte, le gouverneur tire à part le directeur des postes, et lui insinue avec ménagement qu’en ouvrant avec beaucoup de délicatesse les lettres qui viennent de Pétersbourg, on pourrait peut-être savoir le jour précis où arrivera cet inspecteur tant redouté. N’y a-t-il pas des instrumens pour cela ? De la terre à modeler ?… Et puis si l’on ne peut refaire le cachet, on en est quitte pour rendre la lettre décachetée. — Le directeur des postes est un homme complaisant. — Ne vous mettez pas en peine, dit-il, Moi je décachette toutes les lettres seulement pour voir ce qu’il y a dedans. Tenez, voulez-vous lire celle-ci, qu’un lieutenant écrit à un de ses amis pour lui faire part de ses bonnes fortunes ?…

L’honnête cénacle, déjà troublé par les nouvelles de Pétersbourg, est jeté dans le plus grand effroi par un autre rapport encore plus précis. Deux de ces oisifs, fléaux de toutes les villes de province, toujours aux aguets pour découvrir un visage nouveau, viennent de faire une grande découverte. Petr Ivanovitch Dobtchinski et Petr Ivanovitch Bobtchinski, bavards impitoyables qui se coupent la parole à chaque instant, racontent à grand’peine, et avec des détails qui n’en finissent pas, que l’inspecteur est arrivé déjà depuis plusieurs jours. — C’est un jeune homme avec un passeport de Pétersbourg pour Saratof. Il s’est arrêté à l’hôtel sans motif apparent. Il a l’air très curieux. Il a examiné tout, jusqu’à ce que nous mangions dans nos assiettes. Il ne paie rien à l’auberge ; tout en lui annonce un inspecteur-général.

« Le gouverneur. — Ah ! mon Dieu ! c’est fait de nous, misérables pécheurs. Et moi qui la semaine passée ai fait fouetter la femme d’un sous-officier[1] ! Et les prisonniers qui n’ont pas eu leurs rations ! Et les rues qui n’ont pas été balayées ! Et les cabarets en plein vent !… Vite, vite, qu’on me donne mon chapeau neuf et mon épée Ah ! ces maudits marchands qui m’ont dénoncé ! (A un inspecteur de police.) Toi, va-t’en tout de suite prendre les dizainiers… Mon Dieu, quel fourreau usé ! Et ce coquin de chapelier qui le voit tout usé et qui ne m’en apporte pas un autre ! — Ah ! scélérats de marchands !… Ah ! drôles ! Je suis sûr qu’ils ont déjà leurs plaintes par écrit, et que les suppliques vont sortir de dessous les pavés… Voyons ! qu’ils empoignent chacun une rue… La peste de la rue ! Je te dis de dire aux dizainiers qu’ils m’empoignent chacun un balai, et qu’ils nettoient comme il faut la rue qui va de l’hôtel ici. Entends-tu, de la propreté… Ah ! écoute, je te connais, toi. Tu fais le bon apôtre, mais tu fourres des cuillers d’argent dans tes bottes. Qu’as-tu fait chez le marchand Tchermaïef ? Il t’a donné deux archines de drap pour te faire un uniforme, et tu as gardé la pièce de drap. Tu voles trop pour ta place[2]. »

  1. Une femme libre ne peut être soumise à un châtiment corporel.
  2. Ty nie po tchinou berèch.