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Ce mot, d’un comique terrible, est devenu proverbe en Russie, où le grade (tchin) marque à chacun sa place dans la société. Je reprends les instructions que le gouverneur donne à ses agens.

« Vous allez planter des jalons dans l’enclos près du bottier, comme si on allait y faire des constructions. Des constructions, voyez-vous, il n’y a rien qui témoigne plus de l’activité de l’administration. — Ah ! mon Dieu, moi qui oublie qu’on a jeté dans l’enclos plus de quarante tombereaux d’ordures ! La sale ville ! — Et si l’inspecteur vous demandait : Est-on content ici ? vous répondriez : Oui, monsieur, tout le monde est content. — A ceux qui auraient du mécontentement, je me charge de leur en donner, quand il sera parti… Ah ! Seigneur, aie pitié de nous ! Si tu fais que je me tire de ses griffes, je te donnerai un cierge comme personne ne t’en a encore donné. Je ferai payer trois pouds de cire à chacun de ces coquins de marchands ! »

Quel est ce voyageur qui trouble ainsi la douce quiétude de ces dignes fonctionnaires ? L’auteur nous l’apprend au second acte, dans un assez long monologue d’un valet, moyen un peu maladroit et qui ne dénote pas une grande expérience de la scène. Le prétendu inspecteur-général est un petit employé en congé, nommé Khlestakof, assez mauvais sujet, qui, ayant perdu son argent au jeu, ne sait comment sortir de l’auberge où il est descendu. Déjà l’hôte ne veut plus lui faire crédit ; il lui refuse même à manger, et le menace du gouverneur. Khlestakof a essayé de dîner en marchandant de l’esturgeon salé, dont il goûte un morceau dans chaque boutique ; mais son vaste estomac ne s’arrange pas de ces palliatifs. Sa blague est vide, il n’a pas même la ressource de fumer pour tromper sa faim. Après s’être emporté contre le garçon, il le cajole, et finit par en obtenir la soupe et le bouilli, qu’il dévore en pestant contre la province et regrettant Saint-Pétersbourg. Tout à coup on lui annonce M. le gouverneur. Persuadé que l’hôte a mis ses menaces à exécution, il s’imagine qu’on vient le chercher pour le mettre en prison. Cependant il ne se rendra pas sans faire grand bruit, et d’abord il commence ses plaintes :

« Khlestakof. — C’est une horreur de la part du maître de l’hôtel ! Il me donne du bœuf dur comme une savate….. De la soupe….. le diable sait de quelle lavasse on l’a faite ! J’ai été obligé de la jeter par la fenêtre… Il me fait mourir de faim… Son thé est fabuleux : il sent le poisson, non pas le thé.

« Le gouverneur, très timidement. — J’en suis désolé, monsieur, le bœuf est cependant fort bon ici. Les bouchers sont gens de bien….. Permettez-moi de vous proposer un autre logement.

« Khlestakof. — Non pas, non pas ! Je sais bien ce que vous voulez dire avec votre logement : c’est la prison ; mais vous verrez mon passeport, je suis fonctionnaire public… Vous n’oseriez pas… je me plaindrai.

« Le gouverneur, à part. — Hélas ! il sait tout ! Comme il est en colère ! Ces maudits marchands lui auront tout dit.