Page:Revue des Deux Mondes - 1851 - tome 12.djvu/655

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

« Khlestakof. — C’est tout bonnement un voleur.

« Le marchand. — Si l’on s’avise de lui tenir tête, il vous enverra tout un régiment à loger. Il vous dit de venir lui parler. Bon ; puis il ferme la porte : « Mon cher, dit-il, je ne peux pas te faire donner la bastonnade, ni te mettre à la question, parce que la loi ne le permet pas ; mais, mon cher, vois-tu, je te ferai avaler tant de couleuvres, qu’à la fin je te rendrai souple comme un gant. »

« Khlestakof. — Quel coquin ! Il y a de quoi le faire aller en Sibérie.

« Le marchand. — Monseigneur, fais-en ce que tu voudras, tout sera bien, pourvu que tu le fasses aller autre part. Notre père, ne dédaigne pas notre pain et notre sel[1]. Nous t’offrons nos hommages avec ce sucre et cette eau-de-vie.

« Khlestakof. — Vous n’y pensez pas, mes amis : je n’accepte de cadeaux de personne ; mais, par exemple, si, entre vous, vous pouviez me prêter trois cents roubles, ce serait une autre affaire. Je puis bien emprunter.

« Les marchands. — De grand cœur, notre père. Trois cents roubles ! Qu’est- ce que cela ? Prends-en cinq cents, et sois-nous en aide.

« Khlestakof. — Vous le voulez ! je les prends. C’est une dette sacrée pour moi.

« Les marchands qui présentent les billets sur un plateau d’argent). — Prends au moins ce plateau.

« Khlestakof. — Passe pour le plateau.

« Les marchands se prosternant. — Prends encore le sucre avec.

« Khlestakof. — Oh ! jamais ! point de cadeaux !

« Le valet. — Monseigneur, pourquoi ne pas prendre cela ? En voyage, tout sert. Allons, voyons les pains de sucre et l’eau-de-vie. Qu’est-ce que cela encore ? De la ficelle. Donnez-moi cette ficelle. Cela peut servir en route. On rattache tout avec de la ficelle. »


Tout cela peut être un tableau vrai, mais il est un peu sombre pour être comique. Voici qui est encore plus grave. Aux marchands succèdent deux femmes. En entrant, elles se mettent à genoux.


« Khlestakof. — Levez-vous. Qu’une seule par le à la fois. Toi, que demandes-tu ?

« Première femme. — Je demande miséricorde. Je frappe la terre du front contre le gouverneur. Que le Seigneur l’accable de tous les maux, lui et ses enfans, oui, ce gredin-là, ses oncles et ses tantes, et que rien ne leur profite !

« Khlestakof. — De quoi s’agit-il ?

« Première femme. — Il a fait raser la tête à mon mari pour qu’il fût soldat[2], quoique ce ne fût pas notre tour, le gredin ! Et la loi le défend : il est marié.

  1. L’offrande du pain et du sel est un symbole de soumission que présente le vassal à son seigneur, le protégé à son protecteur.
  2. Les paysans russes portent les cheveux longs. Lorsqu’un homme est désigné pour être soldat, on lui rase les cheveux par devant, en sorte qu’il lui est difficile de déserter avant d’avoir rejoint son corps.