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plus ou moins nuancés, plus ou moins curieux. Souvent il transforme un district en une sorte de grande fabrique où chaque chaumière devient un atelier. Trois localités vouées, avec le rayon qui les entoure, à des applications différentes. Flers, Caen et l’Aigle, résument à peu près tous les signes propres à ce système, et offrent largement matière à la comparaison entre les deux catégories d’ouvriers qui se partagent aujourd’hui la Normandie.

Le district industriel dont la petite ville de Flers peut être considérée comme le chef-lieu embrasse la partie occidentale du département de l’Orne, et déborde au nord sur celui du Calvados. Vire. Condé-sur-Noireau. la Ferté-Macé, forment quelques centres secondaires dont les traits particuliers se perdent dans la physionomie générale de cette région. On ne saurait guère évaluer à moins de trente mille le nombre total des ouvriers quelle renferme, et qui sont principalement employés à la fabrication des coutils, des toiles, des siamoises, etc. De tous les pays où règne le travail à domicile, celui-ci est un des plus favorisés. Quand on quitte la demeure négligée et si souvent déserte des ouvriers de Rouen pour entrer sous le toit du tisserand de Flers, on se croirait transporté dans un autre siècle ou chez un autre peuple. Ici, la vie de famille est enracinée dans les mœurs : père, mère, fils et filles passent tout le jour autour des mêmes métiers, concourent à la même production, chacun suivant sa force. Cette existence calme, on l’accepte pour toujours, on n’en rêve pas d’autre; on souhaite de ne se quitter jamais. Les fruits du travail et les dépenses quotidiennes sont également mis en commun. Le chef de la famille, dont l’autorité respectée réveille quelques souvenirs antiques, dirige tout dans l’intérêt de tous. La femme jouit d’une influence considérable : épouse, mère, sœur aînée même, elle règle la conduite de chacun, et détermine le niveau de la moralité commune.

Avec l’habitude de cette vie murée dans la famille, en dehors de laquelle commence pour ainsi dire un autre monde, on n’éprouve nullement le besoin de ces sociétés d’assistance mutuelle qui rapprochent ailleurs des existences primitivement séparées. Une caisse d’épargne, établie à Flers depuis six ans, n’a reçu que d’assez faibles dépôts de la part des ouvriers. Leur désir ne se tourne pas vers l’accumulation des capitaux mobiliers; les yeux incessamment fixés sur le sol, c’est un lambeau de terre qu’on ambitionne. Ignorans des lois qui gouvernent la productivité des capitaux et craignant toujours de s’exposer à perdre ce qu’ils ont, les tisserands de Flers conservent le plus souvent leurs épargnes dans leur logis jusqu’au moment fortuné où ils pourront acquérir un jardin ou un petit champ. Cette terre qu’ils aiment avec passion, ils lui consacrent la moitié de leur vie. Maniant alternativement la navette ou la pioche, ils unissent étroitement le travail