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conseillers Paul Véronèse et Rubens? Dans le plafond de la galerie d’Apollon, je retrouve M. Delacroix tel que je le connais, tel que je l’ai vu à la chambre des pairs, à la chambre des députés. Son dessin est demeuré ce qu’il était. Il ne faut pas éplucher les contours, il serait trop facile d’avoir raison contre lui. Certes, on aurait le droit de lui demander pourquoi il n’a pas donné plus de noblesse, plus d’élégance au dieu du jour. Sans reproduire servilement les formes de l’Apollon du Vatican, qui, pour les disciples de David, est l’expression suprême de la beauté, sans copier l’Apollon du Parnasse de Raphaël, il pouvait trouver pour le frère de Diane une physionomie d’un caractère plus élevé, un corps qui offrît des contours plus purs, des lignes plus harmonieuses. Tout cela est très vrai et n’a pas besoin d’être démontré. En faut-il conclure que MM. Heim et Abel de Pujol sont des prodiges de savoir, et que M. Delacroix eût agi sagement en consultant leurs œuvres? Je laisse au plus simple bon sens le soin de résoudre cette question. Que restera-t-il de MM. Heim et Abel de Pujol? Qui donc, dans dix ans, se souviendra de leurs noms? Ils enseignent le dessin, ils connaissent les contours et les lignes consacrés par la tradition; mais ils n’ont jamais rien conçu, jamais rien produit qui mérite d’être discuté, et depuis vingt-neuf ans M. Delacroix a le privilège d’exciter l’attention par la nouveauté, par la variété de ses œuvres. Or, un tel privilège n’appartient qu’aux hommes richement doués. Malgré l’incorrection de son dessin, il émeut, il attendrit, il exalte le spectateur. Combien parmi les disciples de David peuvent se vanter de nous émouvoir?

Quant à la couleur du plafond, elle mérite les plus grands éloges, et nous rappelle les plus belles œuvres de l’école vénitienne. Dans cette partie de l’art, M. Delacroix est depuis long-temps maître consommé. Jamais pourtant il n’avait porté plus loin la magie de la couleur. Tous les tons sont assortis avec une harmonie qui ne laisse rien à désirer. Il faut remonter jusqu’à Titien, jusqu’à Giorgione, pour trouver des tons si splendides et si habilement choisis. M. Delacroix, n’eût-il fait que cette page, occuperait une place glorieuse dans l’école française. Quand je repasse dans ma pensée tous les noms qui ont obtenu de nos jours quelque célébrité, je ne vois personne qui soit en état de produire une telle œuvre. Les premiers plans sombres et désolés, le centre inondé de lumière, les dieux et les déesses de l’Olympe, beaux, jeunes et radieux, composent un ensemble ravissant : une telle puissance, une telle magie rachètent bien des défiants. Raphaël Mengs a peint un Parnasse dans la villa Albani, et l’on trouve à Rome même des esprits assez aveugles pour soutenir que ce Parnasse vaut mieux que celui du Vatican. Raphaël Mengs possédait toutes les recettes enseignées dans les académies pour atteindre aux dernières limites du beau, et pourtant il n’a produit qu’une œuvre inanimée. M. Delacroix, qui consulte sa fantaisie plus souvent que les traditions de l’école, a produit une œuvre puissante, énergique, une et variée. L’harmonie qui relie toutes les parties de cette vaste composition n’est pas au nombre des recettes qui peuvent se transmettre par l’enseignement. Il ne suffit pas pour atteindre à cette harmonie de vivre dans le commerce familier des Vénitiens. Ni Titien, ni Paul Véronèse, ni Giorgione, ni Bonifazio, ne livrent leurs secrets à tous les yeux : ils ne se laissent deviner que par les esprits assez heureusement doués pour retrouver en eux l’écho de