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leurs propres pensées. L’Assomption de la Vierge n’apprendra jamais grand’chose à ceux qui ne sont pas préparés dès long-temps à la comprendre, préparés par leur nature plus encore que par leurs études. M. Delacroix, en se plaçant sous la discipline des maîtres vénitiens, n’a pas fait un choix capricieux : il a suivi l’instinct de son talent. Il n’a pas marché servilement sur l’empreinte des pas de ces maîtres illustres ; s’il leur a demandé conseil, c’est qu’il admirait en eux l’expression pure et harmonieuse de la beauté qu’il avait rêvée. Aussi, comme il a profité de leurs leçons ! Comme il a fidèlement suivi leur trace lumineuse, tout en gardant l’indépendance de sa fantaisie ! Il leur obéissait tout en agissant selon sa volonté. Un tel accord entre le maître et le disciple, entre la soumission et la volonté a quelque chose qui tient de la prédestination. Heureux les esprits assez pénétrans pour choisir ainsi leur maître et leur guide ! Tous ceux qui ont suivi les travaux de M. Delacroix, depuis 1822, comprennent pourquoi il a préféré Paul Véronèse aux plus habiles peintres de Florence et de Rome. Éclairé par la conscience de ses instincts, il n’a pas voulu faire violence à sa nature, et c’est à cet heureux discernement que nous devons l’abondance et la spontanéité de ses œuvres.

Le plafond de la galerie d’Apollon démontre d’une manière éclatante l’intime parenté qui unit M. Delacroix aux maîtres de Venise. Bien que plusieurs figures réveillent le souvenir de Rubens, c’est une œuvre qui relève avant tout de l’école vénitienne. Cependant je ne voudrais pas qu’on se méprît sur la portée de ma pensée. Malgré l’analogie que je signale, analogie qui frappera tous les yeux exercés, je n’entends pas contester l’originalité de l’œuvre nouvelle. Le Triomphe d’Apollon Pythien appartient bien en propre à M. Delacroix. Dans cette page immense, il n’y a pas trace de plagiat : conception, composition, épisode, tout est sien, et mon intention n’a jamais été de le mettre en doute. Tout en suivant les Vénitiens, il est demeuré lui-même. Son imagination, depuis 1822, n’a jamais abdiqué son indépendance. Sa déférence pour Paul Véronèse n’est jamais descendue jusqu’à l’impersonnalité.

Cette œuvre si éclatante et si neuve a pourtant soulevé plus d’une objection parmi ceux mêmes qui l’admirent. Entre ces objections, que je crois inutile de récapituler, il en est une qui se distingue au moins par le mérite de la singularité. Si je n’avais pas entendu moi-même, entendu de mes oreilles le développement de cette objection, je la prendrais pour un conte fait à plaisir ; mais je suis bien forcé d’accepter comme réelles les paroles prononcées devant moi. Eh bien ! l’harmonie merveilleuse qui règne dans toutes les parties de ce plafond paraît à quelques esprits un défaut plutôt qu’un mérite. Ils admirent l’abondance, l’énergie, la variété de cette composition, et souhaiteraient un peu moins d’harmonie. Étrange manière d’admirer, on en conviendra, et, si vous leur demandez pourquoi cette harmonie les blesse au lieu de les charmer, ils vous répondront que M. Delacroix, ayant à peindre le triomphe de la lumière sur les ténèbres, aurait dû recourir à des oppositions plus marquées, à des contrastes plus vifs. Une telle subtilité n’a pas besoin de réfutation.

Ainsi l’œuvre nouvelle de M. Delacroix réunit toutes les conditions de durée. Conception poétique, éclat de la couleur, union de la splendeur et de l’harmonie, telles sont les qualités qui la recommandent à l’admiration. Il faudrait