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soutiennent de leurs deux bras ramenés en arrière un bâton plat appuyé sur leurs larges épaules, — levier flexible aux extrémités duquel pendent également balancées les vastes corbeilles remplies de légumes ou les viviers ambulans promenés dans tous les quartiers de la ville. Point de querelles cependant, point de luttes entre ces hommes qui se poussent, se pressent et se heurtent : la patience est le trait le plus saillant du caractère chinois. Un riche marchand demeurera paisiblement assis d’son comptoir, pendant que, dans sa boutique, sous sa maigre moustache, un mendiant importun viendra frapper l’un contre l’autre deux morceaux de bambou et lui déchirera le tympan par le plus épouvantable charivari. Il se laissera ainsi assourdir au milieu des comptes qui absorbent son attention, au milieu du marché le plus intéressant et le plus débattu, sans qu’il lui échappe un geste de violence ou un signe d’emportement. Parfois il se délivre de cette persécution par le sacrifice de quelques sapecs: mais plus souvent encore nous avons vu le flegme de l’assiégé lasser la crécelle de l’assiégeant, et l’aveugle vaincu aller chercher, du bout de la mince baguette qui lui sert à diriger ses pas, le seuil d’une boutique moins inhospitalière.

Des calculs basés sur la consommation journalière du riz dans la capitale du Kouang-tong ont porté à douze cent mille âmes la population de cette cité industrieuse. La ville flottante renferme à elle seule, assure-t-on, trois cent mille habitans; neuf cent mille vivent sur la terre ferme. Une muraille crénelée, haute de huit ou dix mètres, enveloppe l’espace qu’occupèrent autrefois les Tartares-Mantchoux, lorsque, après onze mois de siège, ils s’emparèrent, le 24 novembre 1650. de cette place forte, la dernière qui subit leur joug. C’est dans cette ville intérieure que résident le vice-roi et les autorités de la province; c’est aussi à l’abri de cette enceinte que se retire chaque soir la portion la plus riche et la plus respectable de la population. Les marchands de Canton n’habitent leurs boutiques que pendant le jour; la nuit venue, ils s’empressent de regagner, les uns dans la ville fermée, les autres dans les faubourgs, les demeures plus commodes et plus vastes où les attendent les joies de la famille et le repos si bien dû à leurs laborieuses journées. En dépit du traité de Nan-king et des réclamations de sir Henry Pottinger, l’accès de la ville intérieure n’avait point cessé de demeurer interdit aux barbares. Une nouvelle convention, seul résultat de l’expédition de sir John Davis en 1847, avait ajourné la solution de cette question délicate au 6 avril 1849. Il nous fallut donc renoncer à visiter la cité tartare, mais nous voulûmes du moins faire le tour de cette ville qui refusait de nous ouvrir ses portes. Partis des factoreries au point du jour, sous la conduite d’un missionnaire américain que son zèle méthodiste avait habitué à ces courses aventureuses, nous traversâmes rapidement le faubourg occidental.