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temps de décadence approchent,… » Voltaire lui écrivit, pour le remercier, une lettre toute flatteuse, dans laquelle il lui faisait voir, ce qui était assez son habitude, l’avenir tout en beau ; il ne semble pas avoir aperçu les doutes qui commençaient à s’élever dans l’intelligence de Mallet, lequel étant, par son âge, un de ces heureux jeunes gens destinés à voir de belles choses, était aussi destiné à souffrir des conséquences de ces doctrines, et semblait en avoir par avance le sentiment. Mallet Dupan ne fit qu’un très court séjour dans la Hesse, et revint l’année suivante à Genève ; mais ses relations avec Voltaire continuèrent comme par le passé. Il en garda toujours le plus vif et le plus reconnaissant souvenir, et plus tard, lorsqu’à l’occasion de l’édition des Œuvres complètes, par Beaumarchais, la haine se déchaîna contre la mémoire de Voltaire, Mallet prit en main la défense de ce grand, mais terrible esprit, et répondit avec dignité aux lettres injurieuses et aux menaces qui lui arrivèrent sous le couvert de l’anonyme. Cette défense lui valut une lettre de remerciemens du pauvre Vagnières, l’ancien secrétaire de Voltaire et le même qui nous a laissé sur son maître tant d’anecdotes. C’est une lettre curieuse que celle de Vagnières, une lettre empreinte d’une certaine sensibilité toute physique ; elle est touchante comme le billet qu’un Bosswell aurait pu écrire sur son cher Jonhson attaqué, et elle émeut en vérité, surtout quand on pense qu’elle a été écrite par un serviteur fidèle au sujet d’un homme dont la cordialité et la chaleur n’étaient pas précisément les qualités dominantes, malgré toute son humanité et toutes ses nerveuses facultés sympathiques.

Nous avons insisté sur les relations de Voltaire avec Mallet Dupan, parce qu’évidemment elles ont exercé beaucoup d’influence sur la pensée du jeune publiciste. Mallet est peut-être le premier écrivain chez qui, bien avant la révolution, l’esprit du XVIIIe siècle arrive à douter de lui-même ; cependant il en doute bien plus en matière de politique, de gouvernement et de morale naturelle qu’en matière de religion. Il faudra que les orages arrivent pour faire éclore les Bonald et les De Maistre. Mallet poursuit bien un certain dix-huitième siècle, celui des brochuriers et des journalistes, celui de Raynal, de Morelly, de d’Holbach : il poursuit infatigablement les athées et les anarchistes ; mais il porte en lui l’autre dix-huitième siècle, celui de Voltaire et de Rousseau. Nous l’avons vu prendre la défense de Voltaire, il prit plus tard celle de Rousseau ; il s’étonnait de voir poursuivre cet homme, « qui, disait-il, n’a cessé de démontrer les principes de la loi naturelle,… qui en professait les dogmes fondamentaux avec enthousiasme. » Enfin, si Mallet a échappé à la contagion de matérialisme sordide et d’athéisme régnant à cette époque, il n’a pas échappé à l’esprit général de son temps ; il a participé à son enthousiasme malgré sa froideur apparente. Mallet est tiède en religion ; très circonspect à l’endroit de la foi chrétienne, on