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— Eh bien ! à la bonne heure, répliqua le traîneur de grèves avec une sorte d’indifférence découragée ; ils me trouveront sans peine, et, puisqu’ils sont les plus forts, ils pourront faire de moi selon leur méchanceté.

— Par grâce, ne dites pas cela, Loïs, interrompit Annette en joignant les mains ; comment Dieu nous prendrait-il en pitié, si nous n’avions pas souci de nous-mêmes ? Ne tenez-vous donc plus à vivre pour ceux qui vous ont donné leur amitié ?

— Mais si cette amitié m’est comptée à crime, dit le traîneur de grèves, si on veut me l’arracher à tout prix et quand ce serait avec la vie, car c’est là ce que vous avez dit, Niette, comment pourrais-je échapper à la méchanceté des gens ?

— Il y a un moyen, répliqua-t-elle.

— Un moyen ? et lequel ?

La jeune fille hésita, comme s’il lui en coûtait beaucoup de continuer ; enfin elle reprit, sans lever les yeux et d’un accent mal assuré :

— Celui que vous propose maître Luz.

— Quoi ! partir ! s’écria le traîneur de grèves, vous abandonner toute seule aux mauvaisetés du patron et de son matelot ? C’est vous qui me proposez cela, traîneur de grèves ? Et que voulez-vous donc que je fasse là-bas ? Croyez-vous que j’aurai le cœur au travail, que je ne regarderai pas toujours du côté de Piriac s’il arrive quelque nouvelle ? Partir ! Ah ! vous ne le vouliez pas tantôt ; vous teniez à me garder ici. — Ici, on peut toujours se voir du moins, quand ce ne serait que de loin ; on entend parler l’un de l’autre, on sait qu’on vit dans le même air. Vous sentiez cela comme moi, et maintenant vous avez changé ! — Ah ! Niette, voilà une affliction que je n’attendais pas.

La voix du jeune garçon tremblait, et ses paupières étaient gonflées de larmes. Annette, touchée jusqu’au fond du cœur, se laissa aller à genoux sur le sable, prit les mains de Marzou, et employa toute sorte de douces paroles pour lui démontrer la nécessité de leur séparation ; mais cette dernière secousse venait d’ouvrir dans le cœur du 'traîneur de grèves' toutes les sources douloureuses. N’ayant rien à répondre aux sages raisons de la fille du pêcheur, il se plongea lui-même comme à plaisir dans l’amertume de ses souvenirs, et se mit à repasser, avec un acharnement désespéré, toutes les épreuves qu’il avait dû subir depuis sa naissance : abandon maternel, angoisses du froid et de la faim, élans sans cesse refoulés, mépris de tous, sauf de la chère créature qu’on voulait maintenant lui arracher ! Ainsi ce n’était point assez d’avoir ajourné ses espérances sans leur assigner de terme, de glaner à la dérobée quelques pauvres joies et de les cacher comme un vol : l’heure était venue d’y renoncer ! Il fallait éteindre la lueur qui l’égayait et se remettre à marcher dans la nuit. À mesure qu’il se justifiait son