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— Ce n’est pas cela, patron, balbutia le géant, qui hésitait évidemment entre la crainte du péril et celle du mépris ; mais la chose est impossible, vu que le traîneur de grèves ne peut manœuvrer seul ma chaloupe…

— Eh bien ! est-ce que nous ne serons pas deux, grand lâche ? s’écria Iaumic, et ne vas-tu pas reculer à cette heure, parce que la mer est plus forte que toi ? Viens, Loïs, et laissons-le dans sa honte, s’il n’ose pas faire comme nous.

L’enfant avait pris la main de son frère ; tous deux descendirent vers le canot, dont ils se mirent sur-le-champ à dresser le mât et à préparer les voiles. Goron s’était dirigé vers la seconde embarcation, où il en faisait. autant, assez mal secondé par Lubert, à qui l’inquiétude avait ôté son peu d’intelligence. Pendant ce temps, les spectateurs réunis sur le quai se communiquaient leurs craintes, et condamnaient unanimement cette téméraire entreprise. Les femmes surtout, attirées par l’annonce de l’étrange défi, répétaient tout haut que c’était une honte de laisser ainsi des chrétiens courir à la mort, et excitaient les hommes présens à s’y opposer ; mais le gros Pierre secoua la tête.

— Les coiffes blanches ne peuvent pas comprendre la chose, dit-il sérieusement ; maintenant c’est une bataille entre eux, ils y ont leur honneur, et, pour Marzou et Goron, mieux vaudrait périr que s’arrêter.

Ses compagnons approuvèrent silencieusement ; mais les femmes s’écrièrent qu’un pareil combat offensait Dieu, et qu’avec le corps il exposait l’ame. Quelques-unes proposèrent d’avertir le recteur et la Niette, ce qui fut approuvé, et l’on courut les chercher.

Cependant les deux chaloupes venaient de déborder pour gagner à l’aviron l’extrémité de la jetée ; elles y arrivèrent presque en même temps, et s’arrêtèrent pour hisser les voiles. Le moment fut, pour tous les spectateurs, saisissant et solennel. Ils regardaient avec une curiosité fiévreuse ces deux barques encore en sûreté à l’abri du môle, mais que quelques brasses seulement séparaient de la mer furieuse. Aussi, lorsque les voiles, dont on avait pris tous les ris, se dressèrent le long des mâts, il y eut un mouvement général, entrecoupé de quelques cris de frayeur. Marzou et Goron, qui se tenaient à la barre, se retournèrent vers le port et saluèrent en agitant leurs chapeaux. Presqu’au même instant les canots, qui avaient dépassé la jetée et entraient dans le lit du vent, partirent comme deux chevaux de course, tellement inclinés, que le bas de leurs taille-vents trempait dans les flots.

Ils approchaient du grand chenal où le courant augmentait le danger, lorsque Niette et le curé arrivèrent sur le port. En apercevant les voiles qui fuyaient vers le sud, la jeune fille poussa un cri, joignit les mains et sentit ses jambes fléchir. — Jésus ! trop tard ! bégaya-t-elle en s’appuyant au mur du cimetière.

Le vieux prêtre lui-même ne put retenir une exclamation de