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La barque de Goron approchait en effet d’une espèce de nuée qui rampait sur les flots et coupait la zone de lumière par une barre ténébreuse qu’il fallait traverser. Au-delà apparaissait l’île du Met, éclairée par ces lueurs fauves et rougeâtres des soleils d’orage. En approchant du grain, la chaloupe de Goron sembla soulevée hors de la mer et se précipita comme une flèche dans le nuage sombre ; celle de Marzou, qui arriva peu après, y entra obliquement et en se glissant. La disparition des deux barques fut suivie d’un saisissement qui se trahit par un silence général. Tous les spectateurs attendaient, le cou tendu et le cœur serré ; mais les minutes se succédaient sans qu’on vît rien reparaître, et l’angoisse devenait de l’épouvante. Les plus vieux pêcheurs, qui avaient calculé le temps nécessaire pour franchir la nuée, se regardaient et hochaient tristement la tête.

— Voilà ce que je craignais, dit tout bas celui qui avait déjà parlé. Quand ces grains mènent le vent,-on dirait les soufflets du diable. Rien ne peut tenir devant eux.

— Minute ! interrompit gros Pierre, qui couvrait ses yeux de sa main pour mieux distinguer. Est-ce que je ne vois pas là-bas quelque chose qui sort de la brume ?… au vent de l’île… ça flotte à la houle… tenez…, là, au haut de la vague ! On dirait un chiffon blanc en manière de voile.

— C’est une barque chavirée ! s’écria un jeune pêcheur dont la vue était plus perçante.

À ce cri, la prière fut interrompue ; les femmes et M. Lefort lui-même accoururent. L’objet signalé par gros Pierre se montrait maintenant de manière à ne laisser aucun doute: c’était bien une chaloupe, mais remplie et roulée par les flots. Annette, qui l’avait distinguée comme tout le monde, était tombée à genoux et sanglotait les bras tendus vers la mer, tandis que les femmes groupées autour d’elle prodiguaient ces marques bruyantes de compassion qui, loin d’adoucir la douleur, l’exaltent et l’entretiennent. Tout à coup un nouveau cri retentit parmi ceux qui avaient continué à regarder, et toutes les mains désignèrent un point de l’horizon. Une seconde chaloupe sortait de la ligne, ténébreuse comme un goéland effaré, la quille presque hors de l’eau, et naviguant au plus près : — Voyez ! la voile rouge ! c’est le traîneur de grèves ! s’écria le gros Pierre.

— Il va au secours de Goron, ajoutèrent toutes les voix.

— Pourvu qu’il arrive à temps !

— Il a largué ses ris !

Marzou semblait, en effet, avoir renoncé à sa prudence, et courait toutes voiles dehors vers la barque chavirée. Il l’atteignit bientôt: on vit sa voilure s’abattre, et l’on comprit qu’il travaillait au sauvetage des naufragés, mais sans pouvoir reconnaître, à cause de la distance, s’il était arrivé à temps. Chacun hasardait une conjecture presque