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dispute à la verve et à l’esprit. Iwan Wassilievitch s’étonne de ne trouver à Wladimir aucun Guide du voyageur ; il est vrai qu’en revanche le libraire lui offre un roman de M. Paul de Kock. Il apprend bientôt que Wladimir est une ville de gouvernement qui ressemble à toutes les autres ; elle a son gouverneur et son vice-gouverneur ; les femmes y passent leur temps à rivaliser de toilette, pendant que leurs maris jouent aux cartes : les cartes !… unique ressource dans un chef-lieu de province russe !…

Dans ces premières scènes du voyage, c’est l’élément satirique qui domine ; mais il ne faut y voir qu’un prélude à une partie plus sérieuse du livre. A mesure que le tarantasse s’enfonce dans la vieille Moscovie, les désenchantemens d’Iwan Wassilievitch prennent de plus vastes proportions : nous le trouvons, par exemple, à Saratoff dans une exaspération difficile à décrire. Il vient de rencontrer un jeune prince qu’il a beaucoup vu à Paris, lequel court dans ses terres, qui sont en fort mauvais état, pour faire rentrer des redevances en retard, menaçant d’user de rigueur si on ne le paie pas immédiatement, car il a besoin d’argent, de beaucoup d’argent pour aller passer l’hiver à Rome. L’élégant Moscovite ajoute : « Je suis Russe dans l’ame, j’adore ma patrie il est vrai, mais il m’est impossible d’y demeurer ; je ne vis que pour mon pays, mais loin de lui. » Iwan raconte à son compagnon Wassili la rencontre qu’il vient de faire et les projets du prince. Ici, la conversation des deux voyageurs veut être citée textuellement.


« — Et où sont situées ses terres ?

« — A Saratoff.

« — Mon Dieu ! dit le propriétaire[1], voici trois ans consécutifs qu’on n’a rien récolté dans cette province : il va donc épuiser ses pauvres paysans pour faire son voyage à Rome ; mais c’est un vrai… misérable[2] !… Qu’y a-t-il donc de si extraordinaire à l’étranger, que tout le monde ait ainsi fureur d’y courir ? L’humanité n’y est-elle pas soumise, comme en Russie, à la douleur ? N’y est-on pas exposé aux mauvaises passions, aux maladies, à la misère, à la mort ?…

« — On y est exposé à tout cela, dit le jeune homme.

« — Eh bien ! alors, pourquoi diable as-tu, toi, par exemple, pris la peine de te déplacer ? Tu étais en Russie, il fallait y rester.

« — Moi, je n’ai réellement appris à apprécier la Russie qu’à l’étranger, et en la comparant aux autres pays : c’est là que j’ai pu savoir les choses dont elle doit se garder et celles qu’elle doit imiter ; malheureusement ces dernières sont nombreuses. »


Le crédule jeune homme pense que le sentiment civique manque à son pays, que la vanité en prend trop souvent la place. Il envie à l’Allemagne l’intimité de sa vie de famille, à la France son intelligence scientifique, à l’Angleterre son génie industriel et commercial, à

  1. C’est ainsi qu’est désigné quelquefois dans le roman le compagnon d’Iwan Wassilievitch.
  2. L’expression russe est plus énergique : svigna, cochon.