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Outre cela, s’il n’a pas d’industrie particulière[1], il est urgent qu’il possède encore deux arpens de petit blé pour préparer sa semaille d’automne, et un pâturage où faire paître ses bestiaux. S’il a tout cela, il est ù son aise; s’il y joint un cheval de plus et qu’il puisse mettre de côté une couple de sacs de blé, il est riche; mais qu’un seul des premiers objets vienne à lui manquer, il est pauvre...

« ... Mon souci constant, c’est que les miens soient toujours bien nourris et jouissent de la santé; — je prends soin toutefois de ne les point f:àler. — Pour eux, payer leur redevance et me donner trois jours de leur travail, voilà leur charge; — cela fait, ils sont libérés de tout souci. — Il me semble que, dans vos pays étrangers tant vantés, le paysan trouve moins d’avantages. Les Allemands et les Français plaignent les nôtres : ce sont des martyrs, disent-ils; mais si on considère de près ces pauvres martyrs, on les trouve mieux nourris, plus sains et plus contens que la plupart des leurs. J’ai entendu dire que c’est précisément en Allemagne et en France que le paysan est un véritable esclave. Il faut qu’il paie pour toute chose : pour l’eau qu’il boit, pour la terre qu’il laboure, pour la maison qu’il habite, et, si je ne me trompe, pour l’air même qu’il respire! S’il survient une mauvaise année, ou qu’un incendie consume sa chaumière, n’importe, il faut toujours qu’il paie... Il est vrai qu’il a la consolation de pouvoir dire qu’il est libre !

« — Avez-vous des fabriques? reprit le jeune homme.

« — Dieu merci, non. Introduire des fabriques chez nous, ce serait nous ruiner, ruiner nos paysans, qui deviendraient de mauvais ouvriers et des ivrognes.

« — Mais au moins vous avez un hôpital pour les malades, une crèche pour les petits enfans délaissés pendant les heures du travail; vous avez enfin une école pour l’enseignement mutuel?

« — Tu penseras ce que tu voudras. Ma femme soigne elle-même les malades; quant à l’enseignement, le sacristain montre à lire et à écrire à qui veut. Quelques-uns suivent ses leçons, mais les parens ne forcent personne. Ils pensent que, n’ayant jamais appris à lire eux-mêmes, leurs enfans peuvent, sans inconvénient, faire comme eux.

« — Mais lorsqu’il vous vient une mauvaise année?

« — Dieu est bon, il ne nous en a pas envoyé depuis long-temps. Toutefois, il y a quinze ans, tout fut perdu par la sécheresse; les champs ne donnèrent rien. Les paysans eurent recours à moi. Que veux-tu? je leur abandonnai mes greniers, qui auraient pu me rapporter de grands profits; mais je préférai les bénédictions de ces braves gens : l’année se passa sans que j’eusse à déplorer une seule mort pour cause de famine.

« L’enthousiasme d’Iwan Wassilievitch était à son comble; son compagnon ne pouvait le comprendre. — Ce que je lis là était la chose la plus naturelle du monde, dit-il, je ne pouvais pas laisser mes pauvres paysans mourir de faim : d’ailleurs ce que je leur avançai cette année me fut exactement rendu plus tard, car le paysan russe n’est satisfait que lorsqu’il ne doit rien à personne.

« Le propriétaire dit ensuite à son jeune interlocuteur combien il était aimé

  1. La plupart des paysans russes, qui sont fort industrieux, ont des états particuliers qu’ils vont exercer dans les villes voisines une partie de l’année. Il y en a qui sont charpentiers, maçons, peintres en bâtimens, etc.