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que nous croyions prisonnier ou détruit, car on ne l’avait pas vu revenir au camp.

— Eh bien ! colonel, lui dis-je, je suis fâché que vous ne soyez pas espagnol, car vous sentez qu’il faut que l’un de nous deux cède le pas à l’autre.

Nos chevaux avaient la bride sur le cou, et je mis la main dans les arçons de ma selle pour en tirer mes pistolets.

— Je le sens si bien, reprit le colonel avec un effrayant sang-froid, que j’aurais déjà brûlé la cervelle à votre cheval, si je n’eusse craint que le mien, dans un moment d’effroi, ne m’eût précipité avec vous au fond de ce gouffre.

Je remarquai, en effet, que le colonel tenait déjà ses pistolets à la à la main. Nous gardâmes tous deux le silence le plus profond. Nos chevaux sentaient le danger comme nous, et restaient immobiles comme si leurs pieds eussent été cloués au sol. Mon exaltation avait complètement cessé. Qu’allons-nous faire ? demandai-je au colonel.

— Tirer au sort à qui se précipitera au fond du ravin.

C’était en effet la seule manière de résoudre la difficulté. — Il y aura pourtant quelques précautions à prendre, reprit le colonel. Celui que le sort aura condamné se retirera à reculons. Ce sera une chance très faible de salut pour lui, j’en conviens ; mais enfin c’en est une, et surtout une favorable pour le gagnant.

Vous ne tenez donc pas à la vie ? m’écriai-je effrayé du sang-froid avec lequel on me faisait cette proposition.

— Je tiens à la vie plus que vous, répondit brusquement le colonel, car j’ai un mortel outrage à venger ; mais le temps se passe. Vous plaît-il de procéder au tirage de la dernière loterie à laquelle l’un de nous assistera ?

Comment procéder à ce tirage au sort ? Au doigt mouillé comme les enfans, à pile ou face comme les écoliers ? C’était impraticable. Une main imprudemment allongée au-dessus de la tête de nos chevaux effarés pouvait déterminer un écart fatal. Jeter en l’air une pièce de monnaie ? La nuit était trop obscure pour distinguer le côté qu’elle montrerait. Le colonel s’avisa d’un expédient auquel je ne songeais pas.

— Écoutez, seigneur capitaine, me dit le colonel, à qui j’avais fait part de mes perplexités. J’ai un autre moyen. La terreur qu’éprouvent nos chevaux leur arrache de minute en minute un souffle bruyant. Le premier de nous deux dont le cheval aura renâclé

— Gagnera ? m’écriai-je.

— Non, il perdra. Je sais que vous êtes un campesino, et vos pareils peuvent faire de leurs chevaux tout ce qu’ils veulent. Pour moi, qui, l’année dernière, portais encore la soutane de l’étudiant en théologie, je me défie de votre habileté équestre. Vous pourriez faire souffler votre cheval ; quant à l’en empêcher, c’est autre chose.