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ses jambes, qui semblaient près de se dérober sous lui, tant je les sentais trembler.

J’étais parvenu à gagner, entre le bord du précipice et le mur du bâtiment, un endroit plus spacieux. Quelques pouces de terrain de plus auraient pu me permettre de faire volte-face, mais le tenter eût été mortel, et je ne l’essayai pas. Je voulus recommencer à marcher à reculons ; deux fois le cheval se dressa sur ses jambes de derrière et retomba à la même place. J’eus beau le solliciter de nouveau de la voix, de la bride et de l’éperon ; l’animal refusa opiniâtrement de faire un pas de plus en arrière. Je ne sentis pas mon courage à bout cependant, car je ne voulais pas mourir. Une dernière et unique chance de salut m’apparut subitement comme un trait de lumière ; je résolus de l’employer. Dans la jarretière de ma botte, à la portée de ma main, était passé un couteau aigu et tranchant ; je le tirai de sa gaine. De la main gauche, je commençai par caresser l’encolure de mon cheval, tout en lui faisant entendre ma voix. Le pauvre animal répondit à mes caresses par un hennissement plaintif, puis, pour ne pas le surprendre brusquement, ma main suivit petit à petit la courbure de son cou nerveux, et s’arrêta enfin sur l’endroit où la dernière vertèbre se joint au crâne. Le cheval chatouillé tressaillit, mais je le calmai de la voix ; quand je sentis sous mes doigts pour ainsi dire palpiter la vie dans le cerveau, je me penchai du côté de la muraille, mes pieds quittèrent doucement l’étrier, et j’enfonçai d’un coup vigoureux la lame aiguë de mon couteau dans le siège du principe vital. L’animal tomba comme foudroyé, sans faire un mouvement, et moi, les genoux presque à la hauteur de mon menton, je me trouvai à cheval sur un cadavre. J’étais sauvé ; je poussai un cri de triomphe auquel répondit un cri du colonel, et que le gouffre répéta en mugissant, comme s’il eût senti sa proie lui échapper. Je quittai la selle et je m’assis entre la muraille et le corps de mon cheval, et là, adossé contre l’un des contreforts, je poussai vigoureusement de mes deux jambes le cadavre du pauvre animal, qui roula dans l’abîme. Je me relevai, je franchis en quelques bonds toute la distance qui me séparait de l’endroit où j’étais à la plaine, et, sous l’irrésistible réaction de la terreur que j’avais comprimée si long-temps, je tombai évanoui sur le sol. Quand je rouvris les yeux, le colonel était à côté de moi.


I.; – L’HACIENDADE SAN-EUSTAQUIO.

Après m’avoir félicité de mon adresse et de mon sang-froid, Garduño me demanda par quel hasard j’étais seul à cette heure de la nuit près d’un bâtiment où il y avait garnison espagnole. Je lui fis part du projet qui nous amenait, mes hommes et moi.