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compilant dans son grenier un recueil de causes célèbres, traduisant en allemand les essais philosophiques de l’éditeur-auteur, et tenant, par surcroît, le sceptre de la critique dans la revue agonisante : ce sont là des tableaux déchirans dont la réalité trop stricte, trop rigoureuse, a quelque chose qui nous révolte et nous repousse. Nous aimons mieux suivre Lav-Engro dans ses promenades sur le pont de Londres, où il lie des relations suivies avec une marchande de pommes établie en plein vent. Cette femme, en échange d’une légère aumône, lui avait d’abord donné de mauvais conseils, offrant au pauvre garçon qu’elle voyait entraîné par la misère jusqu’au suicide de receler et de vendre ce qu’il parviendrait à dérober. Le fait est qu’elle n’avait pas sur le droit de propriété des notions fort exactes, et cela tenait tout simplement à un, livre mal lu, mal compris, d’où elle extrayait, au sérieux, une morale dont l’ironie était trop subtile pour sa faible intelligence. À force de méditer les aventures scandaleuses de « Sainte Marie Flanders[1], et d’y croire comme à l’Évangile, la fruitière ambulante s’est familiarisée avec le crime, les galères et la potence. Or, il arrive qu’un beau jour, de méchans garnemens lui volent, quoi ? .. l’histoire de la voleuse, son bréviaire, son unique distraction. Quelle indignation ! quels cris ! quelle poursuite acharnée ! .. Ah ! les misérables ! quelle rancune elle leur garde ! Elle voudrait, jusqu’au dernier, les voir pendus.

— Pendus ! et pourquoi ? lui demande Lav-Engro.

— Pour m’avoir volé mon livre.

— Mais… vous ne détestez pas le vol en lui-même !…N’avez-vous pas un fils condamné ?…

— Sans doute…

— Eh bien ?

— Eh bien ?… Voler un mouchoir, une montre, la première chose tenue, — ou voler un livre ! — croyez-vous qu’il n’y’ a pas une grande différence ?

Le livre volé, Lav-Engro le remplace par une bible, une bible qu’il achète, bien pauvre alors, pour l’offrir à sa vieille amie. O prodige ! la bible défait l’œuvre dit romancier : la marchande de pommes se convertit peu à peu. Que son fils revienne, son fils le transporté, elle lui prêchera le respect du bien d’autrui. Borrôw, on l’aura remarqué, ne néglige jamais l’occasion de recommander sa bible au prône.

À bout de toute ressource, Lav-Engro manqua l’occasion (rare et précieuse occasion) d’utiliser son érudition arménienne. Il avait échangé quelques mots, sur le pont de Londres, avec un étranger, pratique assidue

  1. Moll Flanders ; roman picaresque de Daniel de Foe. « Moll Flander, shop-lifter and prostitute… » Ainsi la définit. Walter Scott.