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de la vieille fruitière. Un jour, il mit la main sur un habile filou qui venait d’escamoter un portefeuille dans la poche de cet étranger. Le portefeuille était bien garni. L’étranger, Arménien de nation, dirigeait un commerce étendu. Lorsqu’il apprit à quel érudit il avait affaire, il voulut engager Lav-Engro à traduire un fabuliste arménien. L’Esope de cet idiome si peu connu. Que la jeune linguiste eût pris la balle au bond, et Dieu sait dans quel avenir brillant il s’engageait peut-être ; mais s’il consentit, ce fut trop tard, Lorsqu’il vint, dompté par la besoin, ne possédant plus au monde qu’une demi-couronne, — le « petit écu » britannique, s’offrir au joug qu’il avait tout d’abord repoussé, son bienveillant patron était parti, parti pour mener à bien une grande entreprise que Lav-Engro lui avait suggérée en causant, et sans attacher d’autre importance que celle d’un propos en l’air : il s’agissait d’affranchir l’Arménie de la domination persane. Et ce n’était point là tout à fait une chimère ; le commerçant pouvait mettre une fortune de plusieurs millions au service de ses plans d’affranchissement. En attendant que la conquête de l’Arménie fût réalisée Lav-Engro n’en allait pas moins mourir de faim.

Le désespoir au cœur, il sortit de Londres et le hasard le conduisit à Greenwich, où se tenait une espèce de foire. Lune profession l’y attendait, s’il en eût voulu : un joueur de gobelets lui proposa d’être son compère, ou, pour mieux dire, son complice, son chapeau, voilà le mot technique, et métaphorique.. Le salaire était séduisant : 50 shillings (un peu plus de 60 fr.) par semaine. Ab-Gwilym et toutes les ballades du Danemark ne représentaient pas le dixième de ce revenu fixe. Lav-Engro refusa cependant, arrêté par d’honorables scrupules ; mais, le moment d’après, il fit gratuitement le métier qu’il n’avait pas voulu exercer pour gagner sa vie. Un agent de police approchait ; il allait tomber à l’improviste sur le spéculateur en plein vent. Trois mots d’argot bohémien prononcés par Lav-Engro prévinrent la catastrophe qui allait suivre. On ne sait vraiment qu’admirer le plus dans- Lav-Engro, sa probité parfois sublime, ou sa sympathie si cordiale pour les fripons. Le contraste est d’ailleurs des plus piquans.

Refusant aussi les offres plus acceptables de Petul-Engro, qu’il rencontra dans ce moment de détresse suprême, et qui voulait lui donner place à son errant foyer. Lav-Engro, résolu à se tirer d’affaire par quelque héroïque effort, s’enferma, nous dit-il, dans son misérable grenier, et là, vivant de pain et d’eau, écrivant le jour et la nuit, il enfanta un volume de voyages imaginaires, — la Vie et les Aventures de Joseph Sell – qui, plus heureux qu’Ab-Gwilym, le génie sublime, trouva sur-le-champ son acquéreur. Vingt livres sterling tombèrent ainsi dans la bourse vide du pauvre auteur. Vingt livres (500 francs), après une crise comme celle par laquelle venait de passer Lav-Engro,