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c’était toute une fortune ! c’était en même temps le moyen providentiel d’embrasser une de ces professions régulières qui exigent ce qu’on appelle « une mise de fonds. » Lav-Engro comprit ainsi ce bienfait d’en haut. Se précipitant hors, de la grande Babylone moderne, — c’est ainsi que les bibliques appellent Londres, — et secouant aux portes la poussière de ses sandales pour ne rien emporter de la fange qu’il y avait foulée, le jeune écrivain prit possession de la campagne, de l’air libre, des prés fumant sous le soleil, des taillis trempés de rosée. Avec quel enthousiasme, quelles espérances ; quel courage renouvelé, quel ferme vouloir de ne plus vivre que d’un travail humble et sûr, de n’asservir dorénavant que ses bras, non sa pensée, c’est ce qu’il faut lire, pour le bien comprendre, dans le récit de Borrow, empreint tout à coup d’une poésie à la fois sublime et familière. Une voiture publique passait : elle l’emmena où elle allait… et peu importait du reste dans quels parages. Lorsqu’il se sentit assez loin de Londres et au bout de l’argent qu’il voulait consacrer à s’en éloigner, il descendit. Il était devant le gigantesque portail de Stonehenge. C’était le matin ; la brise piquait un peu. Un bruit de clochettes réveilla Lav-Engro, qui s’était assoupi sur un des grands monolithes du cercle druidique. Un erger menait paître ses brebis sur les gazons vagues de ce lieu jadis sacré. Tandis que cet homme et Lav-Engro causaient ensemble du temps où Stonehenge était un temple païen ; une belle brebis suivie de son agneau vint lécher les genoux de son maître. Il exprima de ses mamelles gonflées, dans une tasse d’étain, un flot de lait écumant. « Prenez ! c’est du lait de la plaine, » dit-il avec un certain orgueil au voyageur affamé. Bref, une idylle complète à quelques lieues de la métropole et de ses horreurs, de Grub-Street et de ses misères, du pont de Londres enfin, où tant de gens se jettent à l’eau, et où Lav-Engro était allé, certain soir, bien résolu d’en finir avec sa pauvre existence, si péniblement disputée aux éditeurs !

Le voici marchant d’un pas leste sur la berge fleurie des rivières, s’arrêtant chaque soir dans l’hôtellerie ou la ferme la plus voisine. Sa première aventure le conduit chez un confrère en littérature, aussi riche que Lav-Engro l’est peu, aussi malheureux que Lav-Engro se sent aise et content de vivre. Ce romancier-châtelain, — nous ne savons, si c’est une allusion directe, à qui elle peut s’appliquer, — est sous le coup d’une singulière maladie mentale, qui consiste à se croire toujours la copie de quelqu’un. Le discours qu’il prépare pour le parlement, où peut-être il n’ira jamais siéger, le livre qu’il lance dans le monde, et que le monde salue comme une œuvre des plus originales, il lui semble toujours qu’il n’en est pas l’auteur, qu’une autre pensée, s’imposant à lui malgré lui-même, les lui a, sans qu’il s’en doutât, inspirés ; que ce bien volé, ces écrits d’emprunt lui rapportent