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— Combien de temps

— Quinze ans.

— Pendant ces quinze années, vous avez dû avoir bien des aventures ? dit un touriste qui venait de chasser l’éléphant dans le Maissour ; seriez-vous assez bon pour nous en raconter quelqu’une ?

— Il ne peut arriver en Chine à un pauvre missionnaire, qu’une seule aventure, répliqua l’abbé : c’est de tomber entre les mains des mandarins, d’avoir la tête tranchée, ou d’expirer dans les supplices.

— Si vous nous contez une de ces histoires-là, reprit la jeune dame, qui, la première, avait adressé la parole à l’abbé, je ne pourrai m’empêcher de l’écouter jusqu’au bout ; mais je vous jure que je m’évanouirai… Voila que j’y pense malgré moi, et cette nuit j’aurai une attaque de nerfs ! En vérité, monsieur l’abbé, vous me devez bien un petit conte pour effacer de mon esprit les impressions terribles que vous y avez fait naître ! Voyons, un petit conte de fées, de sorciers, à votre choix, pourvu que l’action se passe dans votre vilaine Chine, et dût-il commencer, comme ceux qui ont bercé mon enfance, par ces simples mots il y avait une fois…

L’abbé demanda la permission de descendre dans sa cabine pour y feuilleter un de ses gros livres chinois, il reparut bientôt sur le pont, tenant à la main un volume imprimé sur papier de soie, et prit place en un coin de la dunette. Tous les passagers firent cercle autour de lui ; les enfans, attirés par la curiosité, s’assirent sur des plians, bien résolus à écouter de toutes leurs oreilles.

— Je ne pense pas que vous exigiez de moi une traduction littérale, dit l’abbé après s’être recueilli pendait quelques instans. Autant que je pourrai le faire sans nuire à la clarté du récit, je supprimerai les noms propres ; enfin, si, emporté par mon texte, je m’oubliais jusqu’à employer des locutions trop chinoises, je compte sur mon auditoire pour me rappeler à l’ordre.

Ces conditions ayant été acceptées, l’abbé commente en ces termes :


— Tous les peuples qui occupent une grande place dans l’histoire ont eu à traverser des époques de crises, des temps de révolutions et d’anarchie où la société semblait près de périr. La Chine n’a point échappé au sort commun. Durant la longue carrière qu’elle a fournie, ces douloureuses épreuves se sont plus d’une fois renouvelées pour elle ; la plus terrible fut celle que les historiens ont nommée l’inter-régime des trois royaumes. Pendant près d’un siècle, le Céleste Empire fut en proie aux guerres civiles et aux guerres de religion. Des rêveurs, qui s’érigeaient en prophètes et se prétendaient inspirés, proclamaient partout que le peuple devait faire pénitence et qu’une ère nouvelle se préparait. Il leur suffisait, pour guérir toutes les maladies,