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au moins une manie. Volontiers j’appliquerais cet axiome à certains musiciens illustres. Entomologistes, antiquaires, collectionneurs d’autographes, que sais-je, combien eussent vécu moins malheureux si, par une passion quelconque, il leur eût été donné d’échapper aux douloureux froissemens de cette fibre nerveuse incessamment surexcitée ! Il se cache sous ces existences dont un rayon de succès dore la surface, il se cache au fond de ces existences des misères et des angoisses que le vulgaire ignore et auxquelles, les lui révélât-on, il refuserait de croire. Le supplice de Tantale n’était rien auprès de cette soif éternellement inassouvie d’applaudissemens et de renommée qui vous ronge l’ame, auprès de ce besoin dévorant d’occuper la publicité et de l’occuper seul et sans partage, lequel besoin, ne pouvant toujours être satisfait, finit par se changer en une fièvre lente et corrosive, espèce de poison des Borgia qui laisse vivre sa victime des années comme pour mieux l’endolorir et la torturer.

À Berlin, où pendant les dix dernières années du règne de Frédéric-Guillaume III, il exerça les fonctions de maître de chapelle, M. Spontini avait du moins la consolation de voir quelques-uns de ses ouvrages se maintenir au théâtre. Là encore, au-dessus du torrent qui, à Paris, avait emporté tout le bagage du passé, surnageaient par intervalles la Vestale et Cortez. C’est une justice qu’il faut rendre aux grandes scènes lyriques de l’Allemagne qu’elles savent admirablement concilier les exigences du répertoire moderne, du répertoire en vogue, avec le culte des chefs-d’œuvre d’un autre âge qu’il importe cependant de ne point laisser oublier des générations nouvelles. En France, nous ignorons ces combinaisons dont le goût des beaux-arts ne peut que profiter, et, quand l’Opéra a donné trois fois dans une semaine, la partition ou le ballet à la mode, il se contente de recommencer, la semaine suivante, la même évolution jusqu’à ce qu’à la fin l’Enfant Prodigue de M. Auber vienne remplacer le Prophète de M. Meyerbeer, ou que Giselle succède à la Sylphide. On ne se figure pas ce que, avec des ressources infiniment plus restreintes, accomplissent les théâtres de Berlin et de Vienne. L’orchestre et les chanteurs qui avant-hier représentaient l’Armide de Gluck abordent aujourd’hui le Guillaume Tell de Rossini et donneront après-demain la Vestale, tout cela sans préjudice des partitions nouvelles qui se produisent en alternant et à tour de rôle. Pourquoi n’agirions-nous point de la sorte ? pourquoi laisser moisir dans la poussière des bibliothèques de grandes et généreuses compositions qu’il y aurait moyen, quoi qu’on en dise, de remettre à la scène avec avantage pour tout le monde ? Et d’ailleurs, quand il en devrait coûter quelques milliers de francs à l’administration, n’est-ce point dans un semblable emploi qu’il faut chercher le sens de l’énorme subvention qu’on lui accorde ? Livrons aux vivans la plus large place, mais ne bannissons pas les morts glorieux. Que penserait-on du Théâtre-Français reniant l’héritage du vieux Corneille et de Molière ? L’Opéra, lui aussi, compte dans le passé plus d’un génie auguste, plus d’un classique du grand siècle, et pourtant qui s’en douterait à voir le répertoire qu’on nous déroule sous les yeux ? Nous ne calculons point assez quelle confusion répand à la longue dans les esprits cet oubli des plus nobles modèles, cette indifférence à l’égard de la tradition en toute chose. Quinze ans sont désormais pour nous une période au-delà de laquelle s’ouvrent les temps fabuleux. Les ouvrages de Gluck se perdent dans la nuit des siècles, et la Vestale est déjà passée à l’état de