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de suivre au dehors une conduite régulière et normale, car la suspicion était entrée dans tous les cœurs, et l’attentat de Vincennes avait, plus que toute autre cause, forgé entre les cours de l’Europe cet indissoluble lien qui, tantôt public, tantôt secret, se maintint d’Austerlitz à Waterloo, à travers toutes les chances de la guerre et de la fortune.

« Nous ne nous écarterons pas de la vérité rigoureuse en disant que la mort du duc d’Enghien fut la cause principale de la guerre générale[1]. » L’éminent historien que sa sagacité politique a conduit à rendre cet hommage aux grandes lois de l’ordre moral, aurait pu ajouter, si son œuvre n’en était d’ailleurs une démonstration manifeste, que la coalition de 1805 fut le germe et comme le prototype de toutes les autres, et qu’à partir de ce jour, Napoléon, condamné à toujours conquérir des royaumes sans jamais conquérir une alliance, avait prononcé sur lui-même le mot suprême de son avenir, l’isolement !

La mort du duc d’Enghien prépara le long antagonisme de l’empire contre l’Europe, comme la mort de Louis XVI avait amené la lutte de tous les gouvernemens réguliers contre la république. Les extrémités du despotisme sortirent, comme celles de la terreur, d’un sang injustement versé, et ces extrémités devinrent nécessaires au même titre que l’avaient été les violences de la dictature conventionnelle. L’empire se trouva, comme la révolution, toujours contraint de dépasser le lendemain le point où il avait entendu s’arrêter la veille. Le coup de tonnerre d’Austerlitz brisa sans doute la coalition de 1805, mais d’Austerlitz allait sortir Iéna ; Iéna rendait nécessaires Eylau et Friedland, qui devaient à leur tour engendrer Wagram. Il y eut une filiation forcée dans toutes les victoires comme dans toutes les usurpations. La réunion de l’Italie amena le bouleversement de l’Allemagne, comme l’expulsion des Bourbons de Naples conduisit à l’enlèvement des Bourbons d’Espagne. Cependant l’exaspération des peuples croissait en raison directe de la violence, et les nations opprimées portaient de tous côtés leurs regards pour voir s’il leur restait quelque part un vengeur. Il devint donc nécessaire d’aller atteindre au fond du Nord le seul pouvoir qui jusqu’alors eût conservé le prestige de sa force et de son intégrité, afin que l’univers, désormais sans espérance, se résignât moins difficilement à la servitude.

Plus Napoléon conquérait de puissance, et plus il se préparait d’ennemis. Ne pouvant se confier à aucun gouvernement, il fut amené par la nécessité autant que par l’ambition à substituer partout sa dynastie aux royautés nationales ; mais la loi d’isolement qui pesait sur lui

  1. M. Thiers, Histoire du Consulat et de l’Empire, tome V, page 19.