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— Vous n’en seriez pas quitte, dit le docteur, en moins d’une demi-journée, et toutes les épithètes du dictionnaire y passeraient. Suivez-moi à l’auberge de la Sirène. Nous boirons une limonade, et je vous raconterai ce roman.

Nous entrâmes à la Sirène. On nous servit de la limonade sur une terrasse d’où l’on voyait toute la baie de Naples, et le médecin commença son récit en ces termes.


II.

Vous n’êtes pas sans avoir remarqué, à la Villa-Reale, dans les cafés et les théâtres, ces jolis petits abbés, le tricorne sur l’oreille, la taille pincée, cravatés à la Colin, chaussés de bottes à la hussarde et la badine à la main, qui lorgnent les femmes, applaudissent la prima ballerina, ne manquent pas une fête, et font même des armes, non pas dans le dessein de tuer leur prochain, mais pour prendre un exercice salutaire. Ce sont des figures du siècle dernier. Avant la révolution, les abbés de Paris étaient galans, coureurs d’aventures, assidus à la toilette des marquises, grands faiseurs de visites et colporteurs de nouvelles. Ceux de Naples mènent à peu près la même vie, comme vous l’avez pu deviner à leurs airs cavaliers.

Ognissanti Geronimo Troppi, — c’est ainsi que se nomme mon malade, — natif de Bisceglia, ayant un frère aîné, point de fortune et de l’ambition, prit le petit collet il y a six mois, et vint solliciter la protection de quelques amis bien en cour. Il obtint une espèce de bénéfice, dont on lui paya un semestre, avec quoi il se mit en équipage d’abbé mondain. Il s’habilla proprement, porta les bottes molles et se prélassa comme les autres, un jonc à la main. La chambre meublée qu’il loua dans le quartier de Monte-Olivetto lui coûtait trente francs par mois, en comptant l’eau, le linge et le brasero pour les quinze ou vingt jours de froid en hiver. Son plus grand luxe fut de prendre à ses gages un domestique, c’est-à-dire un gamin de dix ans, avec une mine de chat et un costume économique, puisque, sauf un petit caleçon de toile qui lui venait au genou, ce gamin était absolument nu. Pour courir d’un bout à l’autre de la ville, se quereller avec les laquais, crier à tue-tête derrière le fiacre de son patron, et faire honneur à M. l’abbé en se disant hautement son serviteur, ce bambin n’avait pas son pareil; du reste, voleur comme une pie, menteur et fourbe de naissance, mais dévoué à son maître. Ses gages se montaient à deux sous par jour et le macaroni. Geronimo n’avait point d’heure fixe pour ses repas. Quand la faim le prenait, il envoyait son groom à la trattoria, chercher une mesure de pâte au fromage. Il en avalait les trois quarts et laissait le reste au gamin, qui mangeait dans l’écuelle du patron, comme le petit chien de Gargantua.