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cou, de l’autre par les jambes, et je le briserais sur mon genou. Tout ce que vous dites, seigneur abbé, est donc plein d’erreurs.

— Excusez mon ignorance, murmura don Geronimo en changeant de visage. Je ne m’occuperai plus de tout cela que pour vous souhaiter, avec une bonne santé, les succès que votre seigneurie mérite.

Malgré l’effroi que lui inspirait ce rival farouche et la perspective périlleuse que tant d’obstacles lui faisaient entrevoir, l’abbé ne résista pas à l’envie d’échanger encore quelques œillades avec la belle veuve. Il prit les devans, et se rendit à pied au cimetière de Capo-di-Monte, et, tout en marchant, il recueillit et mit en ordre dans sa mémoire les renseignemens arrachés au Calabrais.

— Lidia ! disait-il… veuve sans regrets… point d’enfant… dix-sept ans… une honnête aisance… fille d’un lampiste de la rue de Tolède… maison de campagne à San-Giovanni-Teduccio… insensible aux hommages de l’homme féroce aux gros favoris roux… plus humaine pour moi seul… c’est la femme qu’il me faut. Je lui sacrifierai ma carrière. Quel bonheur d’épouser une si belle personne ! Mais, hélas ! cinq rivaux en comptant le Calabrais ! A quels dangers ne suis-je pas exposé ? Tâchons d’échapper aux regards des jaloux. Ne point approcher d’eux et me concerter de loin avec la divine Lidia serait un coup de maître.

Don Geronimo se cacha dans le cimetière derrière une tombe d’où il entendit bientôt arriver les trois fiacres qui portaient la veuve et sa compagnie. Lidia s’agenouilla seule sur une pierre, tandis que ses amis l’attendaient à la porte. Ses dévotions achevées, elle se releva et reconnut, à vingt pas d’elle, le jeune abbé de la place Sainte-Marie-del-Carmine, qui lui faisait des signes passionnés. Après avoir bien considéré la pantomime expressive de Geronimo, elle porta la main à son cou pour demander si le rabat n’était pas un empêchement. L’abbé répondit que non en ôtant le rabat et en le mettant dans sa poche. Aussitôt la belle veuve montra deux rangs de dents blanches comme des pertes et posa un doigt sur sa bouche pour recommander le silence et la discrétion ; elle dirigea le bout de son éventail vers la compagnie, et fit ensuite avec sa tête un oui plein de candeur et de tendresse, à quoi Geronimo répondit en appuyant ses deux mains sur son cœur comme le jeune premier du ballet de San-Carlo, et en fermant ses yeux d’Adonis pour exprimer l’excès de son bonheur. Lorsqu’il rouvrit ses paupières, la belle Napolitaine avait disparu ; mais il l’entendit de sa voix sonore lancer des épigrammes aux jeunes gens de la compagnie, comme pour apprendre à notre abbé combien il était plus favorisé que ses rivaux.

En retournant à Naples, le bon Geronimo ne se sentait pas de joie. Son cœur dansait une tarentelle dans sa poitrine, et il eût volontiers embrassé tous les passans. Il convoqua sa maison, c’est-à-dire son