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vengeance et la haine nationale allaient faire de ces hommes sans frein, habitués à voir couler le sang, une troupe prête à tout entreprendre, forcée de périr plutôt que de s’arrêter une fois le signal donné.

Le lendemain, à une heure de l’après-midi, Kussmaneck me fit sortir et me mena près des remparts ; Braunstein et Kraue (ainsi s’appelaient les deux sous-officiers du génie) se promenaient d’un air indifférent ; il leur fit signe, et ils nous suivirent dans un étroit chemin formé par des piles de bois rangées comme dans un chantier. Braunstein était blond ; pâle et paraissait délicat ; Kraue, large d’épaules, avait la tête forte, de gros sourcils, le regard dur et ferme. Nous convînmes de la manière dont tout serait conduit : Kussmaneck devait mettre en liberté, pendant la nuit, tous les condamnés, qui seraient partagés d’avance en quatre bandes de vingt-quatre hommes chacune. Les fusils du poste qui gardait la porte de la forteresse du côté de Belgrade étaient rangés la nuit devant le corps-de-garde pendant que les soldats dormaient, une seule sentinelle les gardait : s’élancer sur cette sentinelle, s’emparer des trente fusils, massacrer les soldats endormis et se rendre maître de la porte, c’était par là qu’il fallait commencer ; j’étais capitaine, et je devais conduire cette bande. Kussmaneck, avec vingt-quatre autres condamnés, devait s’emparer de trois pièces de canon qui restaient, pendant la nuit, chargées et la mèche allumée sur la place d’armes pour être prêtes en cas d’attaque ; une fois maître de ces pièces, il devait acculer sa troupe contre le rempart, retourner les canons et se tenir prêt à tirer sur les Hongrois. Braunstein et Kraue se chargèrent de conduire les deux autres troupes : ils devaient entrer avec elles dans la caserne et s’emparer des fusils des soldats endormis. Pendant ce temps, le colonel Mamula, averti par une salve de coups de fusil, devait lancer quelques pelotons de cavalerie au galop par la porte que je tenais avec mes gens et se jeter ensuite lui-même dans la forteresse à la tête de l’infanterie. Sans nous exagérer nos forces et nos moyens, et quand même une partie du plan aurait échoué, nous étions en état de soutenir le combat et de tenir ouverte, pendant une demi-heure, la porte de Belgrade ; nos hommes étaient forcés de se battre jusqu’à la mort plutôt que de se rendre pour être ensuite massacrés ou fusillés. Il fallait écrire au colonel Mamula pour convenir avec lui de son plan d’attaque et lui donner tous les détails nécessaires ; Gerberich avait proposé lui-même à Kraue de porter au colonel les papiers que nous aurions à lui faire passer : il était le seul qui pût maintenant accepter cette dangereuse mission. À une époque où les Hongrois n’avaient pas encore doublé leurs avant-postes, Braunstein et Kraue étaient parvenus à se glisser hors des lignes et à tromper leur vigilance ; cette fois, cela paraissait impossible. Quant à Gerberich, en prétextant qu’il avait affaire entre la forteresse et la