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Puis, comme je passais devant lui, il me montra le poing avec un visage enflammé de colère et me dit : « Oui, oui, mauvais chien noir et Jaune[1], il faut que je te voie fusiller. » Je pensai que la sentence était arrivée de Debreczin ; la force m’abandonnait, une forte crampe me serra la poitrine, et j’allai m’asseoir sur mon lit. Un des soldats, touché des cris de douleur que m’arrachait par instans la souffrance, dit à un de ses camarades du poste d’aller chercher un médecin ; le médecin arriva bientôt, mais comme il s’approchait de moi et que, tout haletant de douleur, je l’appelais pour lui demander du secours, le prévôt le fit sortir : la colère me rendit toute ma force ; je m’élançai sur le prévôt pour le saisir à la gorge et me venger. Le prévôt sauta hors de la casemate, et le soldat m’arrêta avec son fusil. Au bout d’une demi-heure, le médecin militaire en chef entra dans ma casemate ; il me tâta la poitrine, et vers le soir un soldat m’apporta une bouteille. Je la bus ; je sentis aussitôt une grande chaleur dans tout le corps, je me crus empoisonné. Le commandant de la forteresse, pensais-je, n’ose pas me faire fusiller, de peur d’avoir à répondre de ma mort, si quelque jour les chances de la guerre le forcent à capituler ; mais maintenant on croira que le choléra m’a emporté. La nuit me parut bien longue ; le médecin revint vers huit heures. J’avais résolu de lui arracher l’aveu de mon état : « .Docteur, docteur, lui dis-je, je suis empoisonné ; dites-moi la vérité. — Non, non, me dit-il d’une voix émue, jamais je n’aurais consenti à pareille chose. » Il me prit la main ; quelques larmes coulèrent sur ses joues. « Non, jamais, continua-t-il ; j’ai une femme et des enfans, je crains les jugemens de Dieu. »

J’étais faible, mais tranquille ; je priai Dieu de me laisser mon énergie ; je sentais la jeunesse combattre en moi la maladie, et bientôt je retrouvai toute ma force ; j’allai m’asseoir dans l’embrasure, d’où je pouvais voir le pont en passant la tête à travers les barreaux. Le matin, les premiers rayons du soleil pénétraient obliquement dans la casemate ; c’était pour moi un grand bonheur de me réchauffer à leur bienfaisante chaleur, et de les suivre jusqu’au moment où le jour, en s’avançant, ramenait l’obscurité dans ma cellule. Devant ma fenêtre, sur la contrescarpe et dans la partie du fossé qui était à sec, campaient de pauvres familles dont les maisons dans les faubourgs avaient été incendiées ; ces malheureux étaient sans abris et presque sans vivres, le choléra les décimait, et presque chaque jour j’en voyais emporter quelqu’un dans une couverture ; je me souviens d’un enfant d’une douzaine d’années que, pendant plusieurs jours, j’entendis crier ; ses cris de douleur semblaient ceux d’une bête sauvage ; la maladie contractait tous ses membres, je le voyais s’accroupir et cacher sa tête

  1. Ce sont les couleurs impériales.