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Mais comment arriver jusqu’au président ? Un hasard heureux, — pour les Haïtiens, servit ici M. Raybaud. La nouvelle de la révolution de février était arrivée depuis cinq ou six jours à Port-au-Prince, et le consul écrivit qu’il désirait avoir le plus tôt possible du président une audience pour lui en faire la notification officielle. Le prétexte était décisif, et Soulouque, très scrupuleux observateur des convenances vis-à-vis de l’étranger et surtout vis-à-vis de nous, fit répondre au consul qu’il le recevrait le lendemain 19, à huit heures du matin. On ne se doutait guère à ce moment-là, en France, que la révolution de février fût bonne à quelque chose. M. Raybaud fut accueilli avec un grand appareil d’honneurs militaires. Les troupes, rangées en bataille, lui présentèrent les armes, et le président, en grand uniforme, entouré de ses ministres et des généraux noirs de son état-major, vint au-devant de lui jusqu’à l’entrée principale.

Naturellement peu questionneur, c’est surtout avec les étrangers que Soulouque hésite à prendre le premier la parole. Ce jour-là, au contraire, son excellence débuta par un feu roulant d’interrogations sur les événemens de Paris, tombant parfois en des confusions assez étranges, mais sans aller cependant aussi loin qu’un dignitaire du pays, qui, le lendemain encore, s’obstinait à prendre M. de Lamartine pour la femme à Martin. Soulouque cherchait visiblement à égarer la conversation, et une contrainte très marquée se peignit sur ses traits, lorsque M. Raybaud aborda le véritable sujet de sa visite.

La lutte fut violente, pleine d’irritation à certains momens et long-temps indécise. Soulouque énumérait avec volubilité ses griefs réels ou prétendus contre les hommes de couleur, et à plusieurs reprises, comme lors de l’affaire Courtois, ses yeux se remplirent de larmes de colère. Souvent aussi il s’arrêtait, la voix lui manquant ; puis il répétait après chaque pause, avec l’impitoyable persistance qu’il met à suivre une idée quand il la tient : « Ces gens-là m’ont proposé une partie, leur tête contre la mienne ; ils ont perdu : c’est très vil à eux de vous déranger et de faire tant de façons pour me payer. N’est-ce pas, consul, que c’est très vil ?… » Mais M. Raybaud tenait bon de son côté, demandant avec une persistance au moins égale non-seulement la cessation immédiate des exécutions, mais encore une amnistie complète en considération du sang déjà versé. Soulouque finit par céder le premier point ; mais il ne se laissa arracher la promesse d’amnistie qu’avec une restriction de douze noms qu’il se réservait de désigner. Au moment où le consul allait prendre congé, le général Souffrant se précipita tout haletant dans la salle, disant au président que les Français prenaient parti pour les rebelles, qu’une embarcation de la corvette avait rôdé toute la nuit dans les lagunes pour recueillir ceux d’entre eux qui étaient parvenus à se cacher dans les palétuviers, que nous tenions en outre la douane et les bureaux du port sous la volée des obusiers