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de nos autres embarcations, et que tous les Haïtiens s’en indignaient. Le secrétaire d’état de l’intérieur, Vaval, homme de boue et de sang, qui, pendant que le consul plaidait la cause de tant de malheureux, avait manifesté plusieurs fois son impatience, enchérit sur cette indignation de commande. Le visage de Soulouque s’était horriblement contracté ; tout était perdu. Le consul répondit avec un mélange de mépris et de colère à ces deux malencontreux personnages, à Souffrant surtout, que si nos marins avaient eu, en effet, le bonheur de sauver quelques malheureux[1] languissant depuis trente-six heures dans la vase, il se promettait de les en féliciter ; qu’en politique, le vainqueur d’aujourd’hui est quelquefois le proscrit du lendemain, et que lui-même, Souffrant, pourrait être bientôt en situation de demander qu’on lui tendit la main. — Vaval et Souffrant en restèrent fort aplatis, d’autant plus que ces derniers mots de M. Raybaud ne semblaient pas trop déplaire à Soulouque. « Président, ajouta M. Raybaud, de toutes les personnes ici présentes, je suis la seule qui ne dépende pas de vous, et mon opinion doit vous paraître au moins la plus désintéressée. Beaucoup de ces messieurs, pour vous donner à leur manière des gages de dévouement, flattent à qui mieux mieux vos ressentimens, et vous poussent aux mesures les plus sanguinaires, sans se préoccuper le moins du monde du jugement qui sera porté de vous hors de cette île. J’emporte la parole que vous m’avez donnée, et vais en répandre la nouvelle dans la ville. » - Les traits de Soulouque achevèrent de se détendre ; cette évocation de l’opinion européenne avait produit sur lui l’effet habituel. Par cela seul d’ailleurs qu’une incurable défiance est le fond de ce caractère, tout conseil, même importun, dont il ne peut suspecter la sincérité, est de nature à l’impressionner fortement. Le président serra cordialement la main de M. Raybaud, se bornant à le prier de faire retirer nos embarcations. Celui-ci promit que ce retrait aurait lieu immédiatement après la publication de l’amnistie ; il ajouta que la présence de nos embarcations n’avait rien qui dût choquer personne, et que lui, consul, aurait encouru la plus grave responsabilité en négligeant une mesure de précaution que dictait l’intérêt de nos nationaux. Soulouque accueillit cette explication avec une reconnaissance marquée.

Le lendemain matin, l’amnistie fut proclamée dans les rues au bruit de la musique militaire. Les consulats se vidèrent presque complètement ; mais aucun des réfugiés des navires n’osa descendre à terre avant trois ou quatre jours, et qu’après s’être convaincu par un scrupuleux examen de conscience que, dans les dix derniers mois, il n’avait

  1. Le fait dénoncé par Souffrant était vrai. Deux des dix ou douze fugitifs qu’on supposait se trouver dans les lagunes avaient été recueillis.