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gouvernementale, quoi d’étonnant que cette influence ait prise sur un esprit ignorant et brut, qu’aucune idée préconçue ne fausse par cela seul qu’il n’a pas d’idées ? L’instinct du sauvage reculera même ici devant l’absurde un peu plus tôt que la raison du sophiste : la seule différence à l’avantage du second, c’est que le sophiste désabusé saura généraliser pour son usage chacune des révélations de la pratique, tandis que le sauvage ne verra rien au-delà de la cause présente et de l’effet immédiat. Il ne faut pas chercher d’autre explication aux brusques incohérences, aux alternatives de parfait bon sens et de féroce imbécillité que va nous offrir maintenant le caractère de Soulouque.

La requête des piquets n’avait certes rien qui choquât les notions de droit naturel qui peuvent se loger dans le cerveau d’un tyran nègre. Prendre une portion de leurs propriétés aux mulâtres, qui, dans sa conviction, avaient cherché à prendre le pouvoir, sa propriété à lui, c’était presque, aux yeux de Soulouque, de l’indulgence. Il reçut cependant fort mal cette requête. Au moment même où des politiques civilisés, et qui croyaient ne faire par là que de la conciliation, se laissaient aller à composer avec des requêtes analogues[1], Soulouque avait deviné à lui tout seul que les propriétés à partager étant limitées, et que le nombre des piquets menaçant, depuis leur faveur, de devenir illimité, les exigences de ceux-ci s’accroîtraient en raison de la difficulté d’y satisfaire. De là à comprendre qu’il fallait éviter toute transaction avec les piquets, et dissoudre, quand il en était temps encore, ces ateliers nationaux d’une nouvelle espèce, il n’y avait qu’un pas ; mais, si l’instinct du chef s’effrayait des goûts champêtres des bandits, la logique du sauvage ne pouvait se résigner à considérer comme dangereux et à traiter comme tels des gens qui montraient tant de zèle contre les « conspirateurs » mulâtres. Pour tout concilier à sa manière, Soulouque coupa, comme on dit, le différend par la moitié, et, tout en refusant aux piquets les propriétés des mulâtres, il leur abandonna les propriétaires. Les graciés du 9 mai, le sénateur Édouard Hall et ses compagnons d’infortune, firent les premiers frais de cette transaction tacite : Soulouque souffrit qu’ils fussent massacrés le 1er juin. Cela fait, les piquets allèrent donner la chasse aux mulâtres de la campagne, incendiant, tuant et pillant sous les yeux des autorités noires, qui se taisaient ou approuvaient. Dans l’intérêt combiné du principe de propriété et de la stabilité des institutions, Soulouque avait organisé purement et simplement le brigandage.

Malgré leur haine des étrangers, les piquets avaient d’abord respecté ceux-ci, et surtout nos nationaux : un prêtre espagnol qui se trouvait

  1. Exemple : le système très modéré et très réactionnaire pour l’époque qui consistait à accorder à une catégorie de travailleurs des subventions à prendre, au moyen de l’impôt progressif, sur les biens d’une catégorie de propriétaires.