Page:Revue des Deux Mondes - 1851 - tome 9.djvu/385

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

est restée embrouillée et vénale, et les procès sont interminables et ruineux. C’est à Puño que les habitans du département viennent chercher le petit nombre d’objets manufacturés qu’ils consomment : des draps communs, des toiles peintes, des soieries pour les femmes, du thé, etc. Le tout est importé à Islay de l’Europe ou de l’Inde, et envoyé à Puño à dos de mulets et à des prix monstrueux. Il n’y a aucune société à Puño, mais seulement quelques maisons de mineurs et de marchands, où l’on va causer du prix du vif-argent, de la hausse et de la baisse des laines de moutons et de llamas ; et comme la ville est à dix mille pieds au-dessus du niveau de la mer, au bord d’un lac battu de trois côtés par les vents, il en résulte que la température moyenne des beaux jours est entre 6 à 9 degrés Réaumur, et que l’on souffre du froid une bonne partie de l’année. L’on fait ses visites enseveli dans un manteau qu’on garde tout le temps, sous peine de devenir hébété de froid.

J’allais quitter le Pérou pour la Bolivie. Puño est peu éloigné de cette petite république. Ce que j’avais pu observer dans les premiers jours de mon voyage des mœurs politiques des populations du Pérou me faisait désirer de voir de près à La Paz un de ces gouvernemens présidentiels que les républicains de l’Amérique du Sud font et défont avec une si merveilleuse insouciance. Déjà à Puño, j’avais rencontré un type curieux de la société officielle du Pérou dans le préfet de la province, jeune colonel très enthousiaste de l’empereur Napoléon, dont il avait le portrait au plus bel endroit de son salon. Ce que le colonel admirait surtout dans la vie de Napoléon, c’était le 18 brumaire, qu’il trouvait parfaitement applicable à la situation de son pays. Le colonel déclarait mépriser souverainement la représentation nationale de Lima, et il terminait volontiers ses tirades par ce dicton connu : « Parier n’est pas agir. » Le colonel était tout dévoué au général président du Pérou, et il se préparait à le soutenir, les armes à la main, dans le cas où celui-ci tenterait un coup d’état. Je l’écoutais patiemment, mais je me demandais tout bas si les naïves paroles de cet officier péruvien n’étaient pas l’expression d’une tendance générale, et si le désaccord des institutions et des mœurs n’était pas ici, comme dans toute l’Amérique du Sud, la cause principale des révolutions.


E. S. DE LAVANDAIS.