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une croisée du village une jeune femme très belle, portant un châle de crêpe de chine rouge, laquelle était précisément, d’après les informations qu’il avait prises, la fille du maire. C’est là, disait-il, que nous devions aller déjeuner tous, si nous n’étions pas des sots. Cet avis fut accueilli avec un enthousiasme unanime, que justifiait la Physionomie de notre auberge où nous avions soupé la veille au soir dans une cuisine immonde, près du maître de la maison qui grognait dans un lit placé juste auprès de la table à manger ; mais sous quel prétexte nous introduire chez le maire ? Il fut décidé, après une discussion orageuse, que deux d’entre nous, désignés par le sort, aviseraient aux moyens de négocier cette affaire. On tira à la courte paille, et le sort tomba sur le brocanteur et sur moi. Mon parti fut bientôt pris. Laissant de côté toutes les fables que l’on avait d’abord proposées, je résolus d’entrer carrément en matière en allant déclarer au maire qui nous étions, quelle situation était la nôtre, et quelle curiosité le berger avait éveillée dans nos imaginations. Nous nous mîmes en route à travers les rues boueuses du village. La jeune fille au châle de crêpe était encore à sa fenêtre. Elle ne parut pas peu surprise de nous voir frapper inopinément à la porte de sa maison. Par bonheur, le maire était médecin ; il avait été chirurgien dans un régiment. C’était un gros homme, vert encore, réjoui, haut en couleur, et je compris à son aspect que notre mission serait facile. Après les excuses d’usage sur notre apparition inattendue, nous lui contâmes gaiement notre pèlerinage, nos aventures de la veille et le mot du berger. Je vis aussitôt sa physionomie s’éclairer, et l’excellent homme me parut avoir tout autant d’envie de conter cette histoire que nous de l’entendre.

— Allons, messieurs, nous dit-il d’un ton jovial, je vous conterai cela ; — vous êtes des artistes, à ce que je vois ; — mais, ventrebleu ! Je ne sais pas parler à jeun, et il faut que vous déjeuniez avec moi. Le brocanteur me jeta un regard de triomphe, et je pensai à nos deux compagnons dont il n’avait pas été question encore. Mon ami n’y songeait plus ; il voulait même, par excès de discrétion, qu’il n’en fût pas dit mot. J’eus le cœur moins dur, et à peine notre hôte connut-il la cause de notre colloque, qu’il envoya chercher nos deux camarades. Dans ce village, au milieu de ce désert, la société n’était pas gaie tous les jours, et rarement se présentait pour lui l’occasion de causer avec des gens de vive humeur. Évidemment le vieux militaire était charmé de nous avoir recrutés. Après mainte excuse sur la médiocrité de son ménage, il nous fit asseoir devant un énorme déjeuner, qui était sans doute l’œuvre de sa fille, que nous ne vîmes plus. Il y fut fait le plus ardent accueil. Quand vint le café, le médecin bourra sa pipe, nous allumâmes des cigarettes, et je lui rappelai la maison maudite.

— Ah ! c’est une vieille histoire, messieurs, nous dit-il. Tout le