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parce que ce blanc avait fait des motions séditieuses contre le gouvernement. L’effrayante précocité politique de ce jeune drôle arracha un sourire d’approbation au représentant de l’autorité, qui manda le Français, et, après l’avoir grossièrement insulté, le fit jeter au cachot, puis mettre en jugement. Ce commandant de place est un ivrogne nommé Sanon, il y a peu de temps trompette, aujourd’hui comte de Port-à-Piment. Le commandant de la province, l’ancien chef de piquets ; Jean-Claude (alias duc des Cayes), avait fait incarcérer, quelques jours avant, pour des motifs tout aussi curieux, un autre Français, commerçant paisible, établi depuis une trentaine d’années dans le pays. Un capitaine en inactivité, qui venait d’être renvoyé par ce commerçant chez lequel il travaillait comme journalier, l’avait accusé d’avoir dit qu’il y avait trop de généraux en place et pas assez de bras dans les caféries. Il fut prouvé par la déclaration des témoins à charge eux-mêmes : que la moitié seule de cet innocent propos avait été tenue, et que le dénonciateur avait proféré, en revanche, cet autre propos beaucoup moins innocent : que si les choses ne changeaient pas, on égorgerait tous les blancs. Le Français ne fut pas moins condamné, car en pareil cas monseigneur le duc des Cayes fait cerner la salle d’audience par la force armée, et le moyen ne manque jamais son effet sur le tribunal. Quand l’étranger s’est tiré de ces sortes d’affaires par l’intervention de son consul, il n’est pas à bout d’épreuves. Le chef de la première maison anglaise des Cayes en fit dernièrement la triste expérience. Le malheureux Anglais, gagnant son domicile quelques minutes après l’heure à laquelle il convient à ce terrible duc, son persécuteur, que chacun soit rentré chez soi, fut appréhendé au corps par une patrouille qui l’attendait à la porte même de la maison où il avait passé la soirée et conduit au corps-de-garde à coups de pied et à coups de crosse, il y passa la nuit en compagnie de voleurs et de vagabonds, insulté et bafoué jusqu’au matin.

La marine militaire de l’étranger n’est pas elle-même à l’abri d’avanies pareilles. Vers la fin de 1849, des officiers d’un vapeur anglais mouillé aux Cayes faisaient au bord de la mer des observations hydrographiques : ils furent arrêtés par la garde et conduits avec la dernière brutalité, au milieu des huées de la populace, chez l’inévitable duc Jean-Claude, qui les reçut avec toute la grossièreté possible. Il consentit cependant à les relâcher[1], mais non sans avoir tourné et retourné

  1. Le commandant du vapeur anglais, qui avait été traité lui-même avec une extrême insolence par le général Jean-Claude, partit en déblatérant contre son vice-consul, lequel s’était contenté d’une banale expression de regrets, sans punition des coupables. Celui-ci prit une honorable revanche en arrachant peu après à Soulouque la grace d’un architecte condamné à mort, qui malheureusement ne fut pas moins exécuté. Le vice-consul s’en plaignit amèrement à Soulouque, qui attribua la chose à une erreur administrative, et, pour le calmer, lui donna un vieux général qui se mourait en prison, ajoutant qu’un général étant beaucoup plus qu’un architecte, le vice-consul devait considérer cette dernière faveur comme beaucoup plus précieuse que la première. Peu s’en fallut que Soulouque, pour rendre la compensation exacte, ne demandât la monnaie de son général.