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qu’il avait fait fusiller en revenant. Il est toutefois juste de dire que Sonlouque omettait volontiers ce dernier détail.

Restait à savoir quelles autres victimes paieraient les frais de la victoire des Dominicains, car on ne doutait pas qu’il fallait encore du sang pour faire patienter cette soif de vengeance. Frère Joseph se chargea de fixer à cet égard les hésitations du président, qui, devant les cinq ou six cents prisonniers retenus dans la prison et les cachots de Port-au-Prince, éprouvait l’embarras du choix.

L’ami d’un de ces prisonniers avait imaginé, pour le sauver, d’employer l’immense crédit dont frère Joseph jouissait encore auprès du président. Il alla donc trouver le sorcier, et, jouant le rôle de croyant, le supplia d’user, en faveur du prisonnier, de son influence bien connue sur le dieu vaudoux. Frère Joseph répondit qu’en effet la couleuvre avait pour lui des bontés, qu’il s’engageait à la solliciter, et, qui plus est, gratis, mais que, pour aider à la conjuration, il fallait de toute rigueur des cierges, des neuvaines et des messes, et que tout cela coûtait « de l’argent, beaucoup d’argent. » C’est le mot qu’attendait son interlocuteur, et une somme assez ronde fut donnée au sorcier, qui, illuminé tout à coup d’une magnifique idée, reprit de ce ton doucereux qui lui est habituel : « Mon Dieu ! il n’en coûte pas plus de prier pour cent et pour mille que pour un, et, si l’on voulait m’en fournir les moyens, je délivrerais en même temps que Masson (c’était le nom du prisonnier dont il s’agit) tous les autres prisonniers. »

Masson, informé de cette offre, s’empressa de la communiquer à ses nombreux compagnons de captivité, qui la plupart l’acceptèrent avec empressement. Il était, en effet, permis d’espérer que, pour soutenir sa réputation de sorcier, frère Joseph tenterait une démarche secrète auprès de Soulouque. Ces prisonniers, ayant mis en commun les ressources qu’ils possédaient en argent ou en nature (le général Desmarêt, entre autres, donna ses épaulettes), parvinrent, avec l’aide de leurs amis du dehors, à réunir une valeur d’environ deux mille gourdes, que frère Joseph empocha en recommandant le secret. Quelques autres prisonniers eurent, au contraire, l’imprudence de refuser d’encourager les momeries de ce gredin. Le sorcier leur fit proposer un rabais, et, pour n’en pas avoir le démenti, leur offrit même finalement de se contenter d’une pure formalité, qui consistait à porter au cou un collier de certaine forme. Ils l’envoyèrent au diable, et frère Joseph jura de les envoyer au bourreau.

Le sorcier se rendit donc au palais avec la double intention de dénoncer, comme ayant voulu le payer pour faire des maléfices contre le président, les quelques prisonniers qu’il n’avait pas pu rançonner, et de demander, au contraire, la liberté de ceux qui s’étaient laissés rançonner de bonne grace ; mais, chemin faisant, frère Joseph réfléchit que