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Dès son apparition, le Tableau des Pays, conquit les suffrages des savans de l’Orient. Il fut abrégé, transformé en dictionnaire, traduit en persan et en turk. En Europe, il ne tarda pas à fixer l’attention des érudits. Lorsque après la renaissance des lettres le goût de la littérature orientale commença à prendre faveur, quelques chapitres de ce livre furent traduits. Schickard en Allemagne, Melchisédek Thévenot et le chevalier d’Arvieux en. France, ainsi qu’un prêtre maronite attaché à la Bibliothèque du Roi nommé Askery, s’essayèrent tour à tour à faire passer l’ouvrage entier en latin ; mais ces ébauches sont restées inédites. À la fin du siècle dernier, un professeur allemand, célèbre par ses profondes connaissances dans les lettres grecques et orientales, Reiske, en publia une version latine ; mais la rapidité sans exemple avec laquelle il exécuta ce travail, qui de son aveu ne lui coûta que quarante jours, ne lui laissa pas le temps de se livrer aux recherches qu’exige l’interprétation d’un ouvrage de géographie mathématique et descriptive.

C’était une tâche difficile que de donner une version du texte arabe d’Aboulféda dans les conditions que réclame l’intelligence complète des doctrines sur lesquelles il est basé. Il ne suffisait pas de posséder la connaissance grammaticale des idiomes de l’Orient ; il fallait joindre aussi à cette étude celle de plusieurs branches des sciences mathématiques et physiques, être au courant de tout ce que l’antiquité nous a légué de systèmes et de documens géographiques, avoir lu tous les ouvrages auxquels a eu recours Aboulféda, et les avoir comparés avec le sien. C’est par des études si variées que M. Reinaud s’est préparé à la publication qu’il vient de soumettre à l’appréciation des savans. Sa traduction, longuement élaborée, reproduit le sens de l’original avec une fidélité littérale ; dans ses notes, il a discuté toutes les questions relatives aux sciences physiques ou historiques que suggère chaque passage où un éclaircissement est nécessaire. La description du monde, telle que nous la donne Aboulféda, est comparée par lui avec ce que nous en ont appris les écrivains de l’antiquité, les voyageurs du moyen-âge et des temps modernes.

Il est une observation que nous ne saurions omettre ici sans être injuste envers les devanciers de M. Reinaud. L’imperfection des travaux dont l’œuvre du prince arabe avait jusqu’ici été l’objet a pour explication et pour excuse l’état des études orientales, circonscrites dans un champ encore peu étendu à l’époque où ces travaux furent entrepris. À l’exception des contrées du Levant que baigne la Méditerranée et des pays qui sont dans le voisinage, de ces contrées, à l’exception aussi de la Chine et du Japon, parcourus et décrits avec tant de soin au XVIIe siècle par les jésuites français, l’Asie nous était pour ainsi dire fermée. La critique moderne n’avait aucun moyen de vérifier l’exactitude des renseignemens que nous ont transmis sur ce continent les écrivains musulmans et les missionnaires chrétiens qui le visitèrent au moyen-âge, lorsqu’il était soumis, d’une extrémité à l’autre, aux empereurs mongols. De nos jours, où la domination européenne en occupe une vaste portion et tend à s’y agrandir de plus en plus, chaque pas qu’elle fait en avant est un progrès pour la science. La traduction d’Aboulféda que nous possédons aujourd’hui sera un précieux secours pour hâter ce progrès ; elle mérite de prendre place parmi les travaux qui honorent le plus l’érudition française.


ED. DULAURIER.