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railleries de ces deux rivaux aussi empressés de s’avilir qu’ils se montraient tout à l’heure habiles à se vanter, nous aurions eu peine à nous défendre du dégoût. Le cœur naïf et passionné d’Hippolyte nous ramène sans effort en pleine poésie. La générosité de Clinias, qui vient de l’affranchir et de payer son passage sur un vaisseau, qui la renvoie libre et pure à Chypre, sa patrie, éveille en elle une vive reconnaissance. Au moment où elle essaie d’une voix confuse de remercier son bienfaiteur, le vieil homme, que Clinias croyait avoir terrassé sans retour, relève la tête et afflige la jeune esclave de son espérance injurieuse. Hippolyte, pour toute réponse, reproche à Clinias de gâter son bienfait, de méconnaître la dignité d’une femme libre, de manquer aux devoirs de l’hospitalité. Clinias rougit, reconnaît sa faute et demande pardon. Il va mourir et fait des vœux pour le bonheur d’Hippolyte ; mais la jeune esclave a surpris son secret au milieu des railleries et des mensonges de Cléon et de Pâris. Si Clinias, qui se croit mort à l’amour et qui n’a jamais aimé, si Clinias, qui n’a connu que le plaisir, pouvait aimer d’un amour sincère une femme aussi pure que belle, sans doute il ne mourrait pas. Comment lui rendre la confiance en lui-même ? Comment lui prouver qu’il peut aimer, qu’il ignore la puissance de son propre cœur, que sa vie, s’il le veut, loin de s’éteindre dans l’épuisement, commence à peine et lui promet de longues années de bonheur ? Pour le ramener à la vie, il faut lui dire qu’il est aimé. Hippolyte peut-elle hésiter ? Lors même qu’elle n’aurait pas encore d’amour pour Clinias, la reconnaissance ne lui fait-elle pas un devoir de le sauver ? Au moment où Clinias prend la ciguë d’une main ferme et la porte à ses lèvres, Hippolyte s’élance et le force à déposer la coupe empoisonnée. « Vous mourez, lui dit-elle d’une voie attendrie, parce que vous n’aimez pas. Eh bien ! je vous aime, voulez-vous encore mourir ? » Clinias renonce à son projet, épouse Hippolyte et garde sa richesse : Cléon et Pâris sont tous deux battus, dédaignés tous deux ; il n’y a ni vainqueur ni vaincu. Clinias n’a personne à consoler en abandonnant son héritage.

Je me plais à reconnaître tout ce qu’il y a de fraîcheur et de grace dans cette comédie ; cependant j’avouerai franchement que le succès m a semblé dépasser le mérite de l’œuvre. Je rends pleine justice à toutes les qualités qui recommandent la Ciguë ; seulement je prends ces qualités pour ce qu’elles valent. Le public, en applaudissant la Ciguë, s’est montré moins clairvoyant et surtout moins prévoyant ; il ne s’est pas contenté de louer ce qui était digne d’éloges, il a tout approuvé sans réserve, non comme une promesse que l’avenir pouvait réaliser, mais comme un fait accompli. S’il eût pris la peine de séparer dans cette comédie les pensées neuves des pensées usées, tout en demeurant juste pour ce premier ouvrage, il aurait mesuré ses