Page:Revue des Deux Mondes - 1851 - tome 9.djvu/721

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

provinces, et déjà l’on voyait paraître sur divers points, au nord et a l’ouest, des troupes armées. Ces bandes se composaient de péons qui avaient déserté les estancias[1], de bouviers qui abandonnaient leurs convois, de gens sans aveu déjà brouillés avec la justice, de vagabonds en quête de pillage. Avant de rien entreprendre cependant, Fernando fit un voyage jusqu’à la esquina ; le petit Juancito lui sauta au cou comme à l’ordinaire. Le vieux Torribio, l’intendant de doña Ventura, le voyant arriver seul, monté sur un cheval de prix, sans son cortège habituel de mules et de muletiers, courut au-devant de lui : — Amigo, lui cria-t-il, d’où viens-tu en si bel équipage ? Il paraît que l’eau-de-vie de San-Juan se vend bien là-bas !

Sans rien répondre, Fernando ouvrit vivement la porte, et s’ adressant aux deux dames surprises de sa brusque apparition :

— Écoutez, dit-il, la gauchada va se mettre en campagne, et je crains bien que vous ne recvsiez l’une de ses premières visites. J’ai des amis de ce côté-là ; donnez-moi votre fille, doña Ventura, et je saurai vous mettre, elle et vous, en lieu de sûreté.

— Depuis quand prends-tu parti pour les brigands, Fernando ? demanda doña Ventura avec indignation.

— Pepita, reprit le muletier évitant de répondre, veux-tu de moi ?… Tu trembles, tu tournes la tête !… Réponds-moi, Pepita ; est-ce que je te fais peur, est-ce que tu me prends pour un bandit ?

La jeune fille essayait en vain de parler ; Fernando avait un son de voix terrible que ne pouvait adoucir l’amour sincère et passionné qu’il portait encore à Pepa.

— Fernando, s’écria doña Ventura, la dernière fois que tu étais ici, tu as quitté ma maison comme un furieux, la main sur la poignée de ton couteau ; tu y rentres aujourd’hui comme un bandit, la menace à la bouche. Va, pars et ne reviens plus ! Je n’ai pas besoin de ta protection.

— Ah ! vous voulez dire que Gil Perez vous protégera ; comptez -y… il y a des temps où les beaux châles et les chaînes d’or ne valent pas un sabre et une carabine. Après tout, j’ai de l’or, moi aussi !… Voyez plutôt. Encore une fois, Pepita, veux-tu me suivre… Je ne suis plus muletier ; c’était un métier trop vil, n’est-ce pas ? Veux-tu que je t’emporte en croupe dans la sierra de Cordova, au Chili ?…

À mesure que son exaltation croissait, les paroles du gaucho arrivaient à l’accent de la colère. Il pâlissait ; les mauvaises passions qui bouillonnaient dans son cœur donnaient à sa physionomie un aspect féroce. Pepa le regarda d’abord avec douleur, puis avec effroi ; les larmes qui commençaient à couler de ses yeux s’arrêtèrent au bord de ses paupières ; elle poussa un cri en courant vers sa mère et tomba

  1. Grandes fermes où l’on élève du bétail.