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le bénéfice qu’il réalisera. Bomilcar le Carthaginois, à qui Psaumis propose le marché, et qui sait que Chalcidias a résolu de se tuer pour échapper à l’esclavage, l’achète pour trois talens, mais avec l’espérance de réaliser à son tour un bénéfice bien autrement séduisant, car il a deviné l’amour de Laïs pour Chalcidias ; en révélant à Laïs ce qu’a fait Chalcidias pour la posséder, sa résolution désespérée pour ne pas survivre à son bonheur, il obtient d’elle cent talens pour prix de l’esclave qu’il lui cède. Laïs, amoureuse de Chalcidias, sûre d’être aimée de lui en apprenant le sacrifice terrible qu’il n’a pas craint de lui faire, n’hésite pas à se dépouiller de ses richesses pour posséder librement sa nouvelle conquête. Elle n’estime pas Chalcidias au-dessous de cent talens, c’est-à-dire au-dessous de cinq cent quarante mille francs. Chalcidias, pour posséder Laïs pendant huit jours, n’avait donné que dix mille huit cents francs. Il est vrai qu’il avait vendu sa liberté pour deux talens, et que Laïs, même après cette emplette qui étonnera sans doute plus d’un lecteur, n’est pas encore réduite à vendre sa liberté.

Comparez la comédie de M. Augier au récit d’Athénée : de quel côté se trouve la poésie ? de quel côté l’intérêt ? La courtisane de Corinthe, amoureuse pour la première fois, suivant son nouvel amant jusqu’en Thessalie dans l’espérance de lui dérober les souillures de sa vie passée, mourant au pied de l’autel de Vénus, n’est-elle pas plus vraie, plus inattendue, plus émouvante que la courtisane vendue hier à l’homme qu’elle veut acheter aujourd’hui ? La réponse ne saurait être douteuse. Parlerai-je de Psaumis, qui raconte comment il est devenu père sans le vouloir et presque sans le savoir, et qui achète Chalcidias pour apaiser les caprices de sa femme ? Un tel personnage ne sert ni directement ni indirectement au développement de la pensée principale. L’avarice de Psaumis, doublée de libertinage, n’offre pas à Laïs une tentation assez forte pour relever le prix du sacrifice qu’elle accomplit. À quoi renonce-t-elle pour suivre Chalcidias ? Aux caresses d’un vieillard qui ne consent pas même à payer généreusement les plaisirs que son âge lui défend. Je ne dis rien du Carthaginois, qui, dans la pensée de l’auteur, n’est évidemment destiné qu’à nous révéler tour à tour l’avarice de Psaumis et l’ardeur de Laïs pour le premier homme qu’elle aime. Quant à Chalcidias, c’est, à mes yeux, un personnage manqué. Je concevrais très bien que Laïs le rachetât pour le soustraire à l’esclavage, qu’au don de la liberté elle ajoutât le don de sa personne, qu’elle ne crût pas payer trop cher le sacrifice accompli par Chalcidias en le payant de sa beauté ; mais, pour que le rachat de Chalcidias fût revêtu d’un caractère vraiment poétique, il faudrait qu’il n’eût pas été précédé de l’achat de Laïs. Comment Chalcidias peut-il aimer la courtisane dont le lit s’est ouvert devant ses largesses, et qu’il a tenue dans ses bras immobile et froide comme une statue ?