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pour varier leurs spectacles. Un roman fameux de Lewis, Abellino le grand Bandit, fournit aux marionnettes d’Augsbourg le sujet d’un drame à grand spectacle[1]. Le prodigieux succès de l’opéra de Don Juan fit espérer aux joueurs de marionnettes qu’ils pourraient tirer du libertin de Séville un aussi bon parti que du métaphysicien de Wittenberg. Don Juan Tenorio, en effet, n’est-il pas un Faust de cape et d’épée, un frère méridional et sanguin du bilieux émule de Nostradamus et de Théophile ? Cependant, malgré tout ce qu’il semblait promettre et quoique très germanisé par Mozart, don Juan se trouva encore trop Espagnol pour atteindre, sur les théâtres de marionnettes, à toute la popularité de Faust. Il eut pourtant un long succès. M. le docteur Kahlert a trouvé dans le vieux répertoire des Puppen-Spieler d’Augsbourg, d’Ulm et de Strasbourg, trois pièces dont le convive de pierre est le sujet. On les peut lire dans le Closter, avec une dissertation préliminaire sur la légende espagnole rapprochée de la légende allemande[2].

Durant toute la seconde moitié du XVIIIe siècle, les marionnettes furent reçues avec une extrême bienveillance dans l’intérieur des riches familles bourgeoises et même dans plusieurs cours ducales et princières. Je pourrais me borner à cette énonciation ; mais j’ai à produire sur ce point le témoignage de deux des plus grands génies de l’Allemagne. Il y a plaisir à entendre déposer en faveur des marionnettes des hommes tels que Goethe et Haydn.

Dans les premières pages de ses mémoires, Goethe nous apprend que la plus grande joie de son enfance fut le présent que son excellente et presque prophétique aïeule lui fit, un soir de Noël, d’un théâtre de marionnettes. Il faut l’entendre raconter l’impression profonde que fit sur sa fraîche imagination la vue de ce monde nouveau qui venait peupler tout à coup la monotone solitude de la maison paternelle. Quelques années plus tard, pendant les jours de tristesse et de malaise que jetèrent sur Francfort quelques épisodes de la guerre de sept ans, notamment l’occupation de la ville par un corps de l’armée française, nous voyons le jeune Wolfgang, retenu au logis par ses parens, se faire de son cher théâtre, autour duquel il convoquait la jeunesse du voisinage, non pas seulement un plaisir, mais comme un champ de manœuvre et une école de stratégie scénique, où il apprenait déjà le grand art de faire mouvoir sans confusion, devant une rampe, les créations de sa pensée[3]. Dans un autre ouvrage, où les vives impressions

  1. M. Scheible a publié cette pièce d’après le manuscrit du théâtre de marionnettes d’Augsbourg. Voyez Das Schaltjahr, Stuttgard, 1846, t. IV, p. 555-591.
  2. Scheible, Das Gloster, t. VIII, p. 667-765.
  3. Goethe, Aus meinem Leben. Dichtung und Wahrheit (Mémoires de ma vie. Poésie et Vérité), Ire partie, livre 1er. Werke, t. XXIV, p. 18 et 74.