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Carlo, voyant que la curiosité du patron était éveillée, ne répondit pas et joua sa ritournelle avant de continuer :

Trajan accourut à la voix
De ma gentille amie.
J’ai de la jalousie.
Quatre écus tu me dois.

Le seigneur Germano convint par son silence que les interruptions de la guitare ne nuisaient pas au charme de la poésie de grands chemins, et que maître Carlo, par un juste sentiment de l’art, savait faire une part égale aux sens et à l’imagination, en ajoutant à l’intérêt du récit la jouissance de l’oreille. La série des aventures causées par le mauvais état du mulet aux yeux louches se déroula comme une chaîne de cent anneaux. Le marquis prêta une attention soutenue à cette épopée, et lorsqu’il se vit arrivé à Taormine sans avoir dépassé le cinquantième écu, il fut au regret d’avoir marché si vite. Dans une petite locanda, on servit au mezzo-matto une portion de macaroni mêlé de viande, dont Carlo mangea sa part.

— En vérité, dit le marquis, je ne dînais pas mieux du temps que j’avais un cuisinier assisté de six marmitons. Songeons maintenant au coucher. La nuit sera tiède. J’ai avisé sous le hangar des poteaux où l’on suspendra mon hamac ; je dormirai là comme un béat.

L’aubergiste eut beau crier et vanter la propreté de ses lits et de sa biancheria, le marquis tint ferme pour le hamac et le hangar. Il y dormit en effet de si bon cœur, que le lendemain Carlo eut bien de la peine à l’éveiller. Le soleil, à moitié sorti de la mer, promettait un ciel d’airain pour midi. Les deux voyageurs se remirent en route, après avoir bu le coup de l’étrier. La seconde partie de la romance des cent écus remplit agréablement la matinée. On dormit deux heures à Aci-Reale, et la cloche de Sainte-Agathe n’avait pas encore sonné l’Angelus, lorsque le marquis entra dans le Corso de Catane, la plus grande ville et la plus riche de la Sicile après Palerme. Il y avait foule dans le Corso ; des calèches découvertes menaient les dames au bord de la mer. Les bourgeoises enveloppées de leurs dominos noirs marchaient solennellement comme des nonnes en procession, et paraient les œillades des étudians avec leurs capuchons. Notre marquis était connu de la plupart des passans ; il rendait à droite et à gauche des saluts à tout le monde. Quelques personnes s’étonnèrent de voir un si grand seigneur voyager sur un mulet ; mais on n’ai me dans ce pays-là ni la critique ni la médisance : les fantaisies de chacun sont respectées, et l’on pensa que le marquis allait à petites journées pour mieux jouir du paysage.

Le seigneur Germano loua une chambre fort modeste à l’auberge de la Couronne. À sa première sortie dans les rues de Catane, on le