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Il fallut nous arrêter tout un jour à ce premier mouillage. Le vent était directement contraire, et le jusant allait succéder à la marée montante. Une pluie froide, souvent mêlée de givre, n’avait point cessé de tomber depuis notre arrivée dans le Yang-tse-kiang. Un voile de deuil semblait envelopper la campagne et le fleuve. Jamais tableau plus sombre n’avait attristé nos regards. Les capitaines des receiving-ships entre lesquels était mouillée la Bayonnaise bravèrent heureusement le vent et la pluie pour venir nous offrir leurs services, et leur entretien sut abréger les heures de cette maussade journée. Ces officiers ont sous leur garde des coffres pleins de lingots d’argent et des cales bondées de caisses d’opium ; prêts à défendre leurs trésors contre les attaques des pirates indigènes, ils ont de nombreux équipages de Lascars, des caronades et des canons de bronze rangés sur le pont de leurs navires : ils n’en seraient pas moins hors d’état de résister au moindre bâtiment de guerre européen. La protection des eaux chinoises, bien que les receiving-ships soient employés à un trafic illicite et mouillés en dehors des limites assignées au commerce étranger, devrait peut-être, en cas de guerre, garantir leurs riches cargaisons des entreprises de l’ennemi ; mais les Anglais ont depuis long-temps renversé toutes les notions du droit maritime, et sur les côtes de Chine en particulier ils se sont montrés si peu préoccupés de respecter l’inviolabilité du territoire neutre, qu’ils osèrent, en 1813, s’emparer d’un navire américain dans la rivière même de Canton. — Nos croiseurs ou ceux des États-Unis seraient-ils plus scrupuleux que les croiseurs britanniques ? Il est permis d’en douter, quand on songe à toutes les séductions qui viendraient assiéger leur conscience et à l’irrésistible attrait du mauvais exemple. La station d’opium de Wossung est la plus importante après celle de Cum-sing-moun, établie pour subvenir aux demandes de la province de Canton, à quelques milles du port de Macao. Les postes de Lou-kong près de la grande île de Chou-san, de Namoa sur les frontières du Qouang-tong, de Chimmo sur les côtes du Fo-kien, de Fou-tchou-fou et d’Amoy, ne sont que des stations secondaires. À eux seuls, les receiving-ships de Wossung et de Cum-sing-moun livrent chaque mois au commerce interlope près de deux mille caisses d’opium, dont on tic peut estimer la valeur au-dessous de 7 millions de francs. Il faudrait être bien pénétré des leçons de Vatel ou de Martins et plus versé que ne le sont d’ordinaire les officiers de marine dans les délicates questions du droit des gens pour résister à la tentation de jeter ses filets dans un pareil Pactole.

Notre arrivée cependant était déjà connue à Shang-hai. Le soir même, insensible aux doléances de ses porteurs, dédaigneux de la pluie qui lui fouettait au visage et du chemin qui s’effondrait sous ses pas, le consul de France, M. de Montigny, était parvenu à gagner, avec son