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notre compagnon de voyage, ne se trouva pas une seule fois en défaut. Ce jeune sinologue avait quitté la France, muni des premiers élémens de la langue chinoise. Une année de travail opiniâtre, secondé par une rare aptitude, l’avait si bien placé à la hauteur de sa tâche que, mis en présence de sujets si imprévus, il avait pu soutenir, avec une remarquable aisance, une conversation devant laquelle eût reculé sans honte la science d’un encyclopédiste[1].

Lin-kouei semblait prendre un vif intérêt aux explications que lui traduisait M. Kleiskowsky ; mais, quand le tambour appela les canonniers à leurs pièces, quand le mandarin vit ces escouades de marins aux bras nus, au torse musculeux, manœuvrer une batterie de douze obusiers avec l’ensemble d’un peloton qui eût exécuté la charge en douze temps, son enthousiasme ne connut plus de bornes. Bientôt cependant on suspendit ce simulacre de combat pour ménager de nouvelles émotions au taou-tai. On fit charger et amorcer devant lui une de ces monstrueuses pièces de 80 qui rappellent par leur masse et leur calibre les canons que Mahomet II employait au siège de Constantinople. Plaçant alors le géant tartare en face de l’énorme obusier béant au sabord, on lui proposa de mettre lui-même le feu à la pièce qui excitait son admiration. À cette offre inattendue, tous les Chinois qui entouraient le taou-tai détournèrent la tête et se bouchèrent les oreilles. Lin-kouei, lui seul, ne parut point étonné. Imitant ce qu’il avait vu faire à nos canonniers, il fléchit, sans mot dire, le genou, saisit le cordon de la platine de la main droite, le raidit doucement et avec précaution, puis d’un coup de poignet sec alluma l’étincelle qui devait aller jusqu’au fond de l’aune percer la gargousse et enflammer la poudre. À l’effrayante détonation qui suivit cet acte d’héroïsme, mandarins et satellites faillirent prendre la fuite ; mais Lin-kouei rassura son

  1. On sait que la langue écrite des Chinois renferme de quatre-vingts à cent mille caractères, dont chacun, comme un chiffre arabe, représente une idée. Pour exprimer ces quatre-vingt mille pensées, la langue parlée n’a guère à sa disposition que trois ou quatre cents monosyllabes, dont l’accent modifié par les inflexions de la voix permet à une oreille chinoise de percevoir d’une façon assez distincte près de douze cents sons différens. Un très grand nombre de caractères se prononcent à peu près de la même manière sans que les idées qu’ils représentent aient le moindre rapport. Le mot po, cité comme exemple par les sinologues, veut dire, selon la diversité de l’accentuation, « verre, — bouillir, — vanner, — prudent, — libéral, — préparer, — vieille femme, — casser ou fendre, — incliné, — fort peu, — arroser, — esclave. » De cette pauvreté de la langue parlée comparée à la langue écrite sont venus l’usage et la nécessité de joindre presque constamment deux synonymes dans la conversation pour exprimer une seule et même chose. Ainsi l’on dira fou-tsin (père, parent) pour éviter que l’on confonde le mot père et le mot hache, dont les caractères très distincts se traduisent cependant dans la langue parlée par la même syllabe. On conçoit néanmoins, malgré cette précaution, à combien de méprises et d’équivoques peut se trouver exposé l’étranger qui n’a pas la voix et l’oreille justes. Le développement du sens musical parait fort utile pour acquérir rapidement la pratique de la langue chinoise.