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leur face lymphatique à la porte des maisons obscures et humides dans lesquelles elles vivent agglomérées. Au milieu de ce peuple abject et scrofuleux, tout dévoué au plus sordide sensualisme, on sent la dignité humaine si ravalée, qu’on ne peut souvent se défendre d’un mélancolique dégoût de la vie. C’est alors qu’il faut abandonner pour quelques jours l’enceinte de Shang-hai, quitter ce cloaque entrecoupé de ruisseaux et d’immondices, pour aller demander à la campagne le bienfait d’un air plus pur et le spectacle d’êtres moins dégradés.

Une riche pagode, peuplée de tous les demi-dieux de l’olympe chinois, a été élevée par la dévotion des prêtres de Bouddha sur la rive droite du Wampou, à cinq ou six milles de Shang-hai. Ce temple a le privilège d’attirer les étrangers et de servir de but à toutes les promenades. M. Alcock voulut nous y conduire lui-même et gravir avec nous la tour octogonale dont les mille clochettes agitées par la brise mêlaient au murmure des bambous et des saules la joyeuse harmonie de leurs voix argentines. Quand nous eûmes atteint la dernière des galeries couvertes, posées comme autant d’étages l’une au-dessus de l’autre, nos regards embrassèrent une plaine indéfinie coupée dans tous les sens par des canaux et des rivières que sillonnaient d’innombrables flottilles. À part quelques groupes de maisons, la plupart des habitations se montraient isolées au milieu des champs divisés par des digues transversales. Bâties presqu’à fleur de terre pour mieux résister à la fureur des typhons, humbles comme un nid de fauvette, ces rustiques demeures étaient souvent égayées par quelque bouquet d’arbres : des pêchers, des mûriers ou des saules. Dans ce vaste panorama déployé sous nos yeux, on eût en vain cherché un coin de terre en friche. Les champs, que l’inondation submerge chaque année vers le mois de juillet, étaient consacrés à la culture du riz. Le coton herbacé, que l’on sème au commencement du printemps pour le récolter dès les premiers jours de l’automne, devait croître sur les terrains plus secs et plus élevés. Tout indiquait autour de nous l’intelligente activité de la population et la fécondité de ce sol inépuisable du Kiang-nan, qui, sur une superficie inférieure de plus de moitié à celle de la France, nourrit aujourd’hui soixante-douze millions d’habitans.

Nous avions déjà visité tant de temples bouddhiques, qu’en descendant de la tour désignée par M. Alcock à notre curiosité, nous dédaignâmes d’aller saluer, dans la célèbre pagode qui avait été cependant le but de notre promenade, la vierge Kouan-yn, le dieu Fo[1], ou les dix-huit lohan[2]. Un autre temple méritait mieux nos hommages c’était celui que venaient d’élever au Dieu des chrétiens, près du village

  1. Le dieu Fo est le même que Bouddha.
  2. Les dix-huit lohan sont des génies qui prennent soin de l’ame de ceux qui meurent.